L'immigration n'est pas la cause de tous nos maux. Le moment est venu de sortir de la gestion stricte des flux migratoires. Il n'y a pas de développement sans échanges. La panne de débat tient à des raisons économiques et idéologiques
ROIS SPÉCIALISTES de l'immigration, Olivier Brachet, Denise Helly et Claire Rodier, ont accepté de débattre pour Le Monde des enjeux de cette question.
Qu'est-ce qui explique, selon vous, la faiblesse, voire l'absence de débat, sur la politique migratoire de la France ?
OLIVIER BRACHET : Il y a une double panne, entretenue aussi bien par les partis de droite que de gauche. La première, c'est l'arrêt, en 1974, de l'immigration de travail et la culture administrative française qui, depuis cette période, ne fait que répondre « non à l'immigration ». La droite en est responsable. L'idée de gérer l'immigration comme un stock et non comme un flux est venue en 1981, sous la présidence de François Mitterrand.
La deuxième est une panne de la pensée. Notre notionnel sur les questions de l'immigration date de trente ans, ou plus : nous ne sommes pas sortis d'une conception Nord-Sud, colonisateurs-colonisés, immigration de travail ou pas d'immigration du tout... Si c'était le cas, rien ne nous empêcherait de reconnaître qu'un étranger est un étranger, avec un nom, un prénom, un état civil, et non plus seulement un immigré. Cette panne de la pensée, on la voit dans l'absence de délibération nationale sur la question de l'immigration. On n'a jamais délibéré sur le type d'immigration que nous voulons : qui, quand, comment, combien de temps ?
CLAIRE RODIER : Depuis trente ans, en effet, le discours de fermeture tenu à gauche comme à droite ne s'est révélé ni crédible ni efficace par rapport aux objectifs qu'il prétend se fixer : la fameuse maîtrise des flux. Ce qui est logique, car, en réduisant la question à une technique de gestion des frontières, on occulte l'essentiel, à savoir les causes de départ, c'est-à-dire les grands déséquilibres qui séparent la planète entre riches et pauvres. On oublie aussi que, derrière les « flux », il y a des individus agissants, dont le sort ne peut être réglé au seul regard du « type d'immigration que nous voulons ». S'agissant des suites des décolonisations, on n'a jamais soldé les comptes. Ce qui explique bien des fractures : celle qu'on connaît ici entre centres-villes et banlieues, mais aussi celle qui s'accroît chaque jour entre le sud et le nord de la Méditerranée.
DENISE HELLY : Une partie de la difficulté à penser l'immigration en France tient à la faible création d'emplois. Si la politique économique était plus centrée sur l'innovation, la concurrence, la formation de haut niveau, le discours sur l'immigration serait moins xénophobe. Le Canada a mené une telle politique économique et n'a pas annulé ses programmes de protection sociale.
L'explication de cette double panne serait donc économique ?
D. H. : Non. Durant quarante ans, l'Europe a traité l'immigration comme un apport économique temporaire utile, puis comme un problème. Aussi, quand se cumulent pénuries sectorielles de main-d'oeuvre et arrivée de nationaux d'ascendance immigrée sur le marché du travail, elle ne sait pas développer un discours positif. L'argument avancé du vieillissement de la population est instrumental et ne porte aucune attention à l'acceptation des immigrés. Pour « vendre l'immigration », on parle de sélection : choisir ceux qui nous sont utiles. Le Canada sert alors de modèle, mais on omet sa philosophie, ses politiques d'insertion, aussi essentielles que la sélection de son système. Les immigrants qualifiés ne s'y trompent pas ; ils préfèrent l'Amérique du Nord à l'Europe, qu'ils jugent plus raciste et xénophobe.
O. B. : Les Européens ont un grand problème : on ne peut pas accueillir, si on est dans la haine et le déni de soi. Tant qu'on s'obstine à penser que l'Europe est la cause de toutes les abominations de la planète, on ne peut plus aborder la question des flux migratoires d'aucune manière. Or il n'y a pas de développement sans échanges migratoires soutenus. On a cependant des contre-exemples positifs : nous sommes en train d'intégrer 10 nouveaux pays dans l'Union, parmi lesquels, bientôt, la Roumanie - dont l'état des lieux en 1992 était bien pire que celui du Maroc ! J'espère que la Roumanie ne sera qu'un exemple parmi d'autres.
C. R. : Ce qui s'est passé au moment de l'élargissement de 2004 est significatif de l'attitude frileuse de l'Europe face à la libre circulation, censée être un de ses fondements : parce que, comme cadeau d'accueil aux 10 nouveaux Etats membres, on a commencé presque partout par interdire à leurs ressortissants l'accès au marché de l'emploi, pour se rendre vite compte qu'ils ne le menaçaient pas. L'explication de la panne est donc loin de n'être qu'économique, elle est largement idéologique.
O. B. : On voit bien qu'on a un affaiblissement des frontières et une circulation plus facile dans certains sous-ensembles régionaux comme l'Europe ; c'est la bonne direction. Je ne suis pas un obsédé du contrôle de la frontière, mais il est clair que cette question va prendre de l'ampleur. Il faut en faire la prospective en intégrant les nouveaux outils technologiques d'état civil, dont il faut inventer le contrôle démocratique.
D. H. : La libre circulation est une utopie. Les économies demeurent encore nationales, de même que les Etats-providence. Les sociétés sont ancrées dans un territoire, une histoire, et les populations majoritairement socialisées à l'appartenance à une nation ou à un pays. Ouvrir les frontières suppose des représentations réceptives au brassage culturel.
C. R. : La libre circulation n'est pas qu'une formule incantatoire d'utopistes ni une solution miracle. Elle doit être un objectif, au nom de l'égalité entre ceux qui peuplent cette planète. En attendant, elle s'impose, tant que les malades du sida des pays en développement ne bénéficieront pas, dans leurs pays, des mêmes possibilités de soins qu'en Europe ; tant que des persécutés auront besoin de trouver protection dans nos pays ; et pour tous ceux dont les terres se désertifient, qui n'ont plus de quoi vivre et faire vivre leurs enfants. La liberté de circulation, c'est d'abord la liberté de ne pas avoir besoin de partir de chez soi. Ce facteur dépend des politiques économiques et environnementales des pays développés, pas des contrôles policiers. Une étude récente sur l'impact du réchauffement de la planète dans le bassin méditerranéen a démontré que, d'ici quelques décennies, une proportion importante de la population locale vivra dans des zones où il y aura des pénuries d'eau. Sommes-nous prêts à mettre en oeuvre les moyens qui permettraient dès aujourd'hui d'enrayer cette évolution, plutôt que de fermer, demain, nos frontières à ceux que la sécheresse poussera de façon inéluctable sur la route de l'exil ?
Comment expliquez-vous qu'il n'y ait pas, en Europe et en France, un vrai courant pro-immigration, comme au Canada, où l'Etat a réussi à imposer une politique dans ce sens ?
D. H. : Au Canada, les « ethniques » disposent d'un secteur communautaire soutenu financièrement par les gouvernements au nom de l'insertion égalitaire des immigrés. Ce secteur, comme le secteur associatif non ethnique, soutient toute politique d'immigration. Depuis vingt ans, les deux tiers des Canadiens sont favorables à l'ouverture du pays. La situation en France est autre : le secteur associatif lié à l'immigration n'est pas influent, le secteur communautaire « ethnique » est quasi inexistant, l'opinion publique plus réticente face à l'immigration, le courant ethnonationaliste fortement organisé (Front national) et les élites politiques maghrébines sont majoritairement cooptées. L'immigration demeure affaire d'électoralisme et non sujet de politique central à la vie du pays, discuté et voté à l'Assemblée nationale.
O. B. : Pour avancer, il faudrait consacrer beaucoup plus d'argent à ce dossier. On ne doit pas se dérober par peur de se confronter à la nécessaire question de l'administration de l'immigration. Il faut débattre de cette question et, donc, du choix du ministère de référence. Administrer l'immigration, c'est en faire un enjeu de la société politique démocratique, ce qui est moins facile que les débats vertueux sur la République...
C. R. : Le discours de la Commission européenne, depuis une dizaine d'années, est plutôt « pro-immigrés », quoique à forte connotation utilitariste. Un programme de gestion européenne de l'immigration a été défini en 1999, qui reposait sur trois volets : asile, intégration, contrôle des frontières. Quel bilan peut-on en faire cinq ans plus tard ? Tous les efforts ont porté sur le contrôle des frontières, très peu sur l'intégration et le droit d'asile, appliqué aujourd'hui dans des conditions contestables. Au niveau national, on a pris en compte le seul intérêt des Etats et non les droits de la personne. Au point qu'on en arrive, pour se débarrasser du problème, à « externaliser » les procédures d'immigration et d'asile dans des pays comme le Maroc, où on voit comment sont traités les réfugiés. Et à multiplier les camps, comme déjà en Libye, pour retenir les migrants derrière les frontières militarisées de l'Europe.
O. B. : La distinction entre les questions d'asile et d'immigration est fondamentale. L'absence d'une politique migratoire positive tue l'asile, mais aussi le développement. La France ne repartira pas sans s'ouvrir au monde, donc aux migrations. Elle doit prendre des décisions pour l'avenir. Une politique migratoire n'est pas une politique de régularisation, même s'il faut en faire de temps en temps. Les migrations relèvent de la souveraineté des Etats, tandis que l'asile relève de valeurs encore plus fondamentales et d'accords internationaux qui sont de l'ordre du « devoir » imprescriptible et des leçons de l'histoire.
C. R. : Le problème est que ce devoir imprescriptible des Etats est noyé dans leurs politiques migratoires, voire subordonné à elles, avec deux conséquences graves. L'une touche à l'accès aux procédures, puisque, quand les frontières sont fermées, elles le sont aussi pour les demandeurs d'asile ; l'autre, au risque de voir reporter vers des pays tiers la détermination du droit à l'asile, ce qui permettra aux Etats européens de faire leur tri, parmi ceux qui sont reconnus réfugiés, en fonction de leur marché du travail.
Le droit d'asile est-il aussi menacé dans les pays anglo-saxons, dont on vante l'ouverture en matière d'immigration de travail ?
D. H. : Le droit d'asile ne peut subsister que si l'immigration économique est admise. Prenons l'Irlande, au taux de croissance élevé et qui crée des emplois très qualifiés. Elle vient d'adopter un système à deux niveaux, sélection et quota, qui semble la nouvelle norme de gestion des flux migratoires en Europe : résidence permanente pour les immigrants qualifiés sélectionnés ; visa de séjour temporaire aux immigrants peu qualifiés, selon la demande des patronats. Le risque de dérive est évident : si peu d'immigrants sont admis, les demandes de droit d'asile vont s'accroître. Mais envisager l'immigration comme une gestion de frontières et de flux est faux sociologiquement, réactionnaire politiquement et producteur de violence.
L'expérience nord-américaine montre la nécessité d'une érosion des référents nationalistes, sinon l'immigration reste perçue comme un problème. En France, le vrai communautarisme français - c'est-à-dire le renfermement sur une culture ethnique - est le fait du Front national et non des immigrés et de leurs descendants, si peu organisés. L'autre forme de nationalisme culturel, élitiste celle-là, parle de « la République », productrice d'égalité. C'est une pensée magique, à l'encontre de tous les constats sociologiques et historiques faits depuis un demi-siècle.
Propos recueillis par Catherine Simon et Laetitia Van Eeckhout
Le Monde du 10 novembre 2005
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