dimanche, octobre 21, 2007

L’usage du téléphone portable par les migrants en situation précaire

L’usage du téléphone portable par les migrants en situation précaire

mercredi 10 janvier 2007, par Dana Diminescu, Source : www.ticm.msh-paris.fr


Circuler tout en gardant le contact : l’usage du téléphone cellulaire a rendu cela facile. Les sans-papiers de Saint-Bernard à Paris et les Roumains immigrés économiques illégaux ont, malgré le fait qu’ils s’ignorent le plus souvent, au moins un point en commun : la précarité de leur situation. Les exemples concrets décrits ici montrent l’impact du portable sur le combat des uns et sur les activités économiques des autres, et semblent indiquer qu’il a significativement modifié les mécanismes d’insertion sociale.

Publié dans Hommes et Migrations, n°1240, 2002., pp. 66-81.

Le contexte actuel de politique migratoire européenne a favorisé la promotion de migrants “en situation irrégulière” en marge de l’État de droit et de l’État social. Condamnés par les lois anti-immigration, ces migrants (dont la présence n’a cessé d’augmenter) ne pouvant fournir aucun justificatif d’appartenance à une entreprise ni même à un espace local de résidence, se sont montrés particulièrement habiles à l’usage du téléphone portable. Qu’il s’agisse d’immigrés sans papiers, en difficulté depuis longtemps en Occident, ou de migrants clandestins et pendulaires venus récemment de l’Est européen ou encore, de commerçants “à la valise” opérant dans les bazars plus ou moins informels d’une Europe sans frontières, l’équipement mobile s’est avéré indispensable pour ces gens dans les pays de destination ainsi que pour le maintien du lien familial à distance. Ces migrants étant souvent à l’origine de l’implantation du téléphone portable chez eux, ils sont devenus également les porteurs anonymes du développement local, dans les aires les plus dépourvues de moyens de communication.

Tous les courants de réflexion sur le phénomène migratoire contemporain (et notamment les théories des réseaux transnationales) s’accordent sur le fait que les migrants d’aujourd’hui sont les acteurs d’une culture de lien, que les migrants ont fondé et qu’ils entretiennent dans la mobilité. Auparavant à l’état latent, mais propre à tous les groupes qui se déplacent, cette culture du lien est devenue visible et très dynamique une fois que les migrants ont commencé à utiliser massivement les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ainsi, aujourd’hui, il est de plus en plus rare de voir les migrations comme un mouvement entre deux communautés distinctes, appartenant à des lieux éloignés et marquées par des relations sociales indépendantes l’une de l’autre. Il est au contraire de plus en plus fréquent que les migrants parviennent à maintenir à distance et à activer quotidiennement des relations qui s’apparentent à des rapports de proximité. Le lien “virtuel” – par téléphone ou par mail – permet aujourd’hui plus et mieux qu’avant d’être présent à la famille, aux autres, à ce qui est en train de leur arriver, là bas, au pays ou ailleurs. Le déraciné, en tant que figure paradigmatique du monde migrant s’éloigne et fait place à une autre figure, encore mal défini mais dont on connaît qu’elle corresponde à un migrant qui se déplace et fait appel à des alliances à l’extérieur de son groupe d’appartenance, sans pour autant se détacher de son atome (réseau) social d’origine.

En nous appuyant sur les données d’une recherche menée dans le cadre du programme “NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication), modes de vie, espaces et temporalités de la vie urbaine”, cet article propose d’ethnographier l’usage du téléphone portable par les migrants vivant dans un environnement précaire, d’appréhender leurs modes d’acquisition de l’équipement mobile et les manières dont celui-ci s’insère dans ce milieu, ainsi que d’en analyser les effets sur les pratiques migratoires.

Le portable, un instrument de lutte

Le 18 mars 1996, trois cents Africains occupent l’église Saint-Ambroise à Paris pour demander leur régularisation. Quelques mois plus tard, lorsque la police les expulse, ils sont installés à l’église Saint-Bernard. Madjiguène Cisse, déléguée et porte-parole du “collectif de Saint-Bernard”, raconte dans son livre Parole de sans-papiers [1], la naissance du mouvement et son affirmation dans le paysage politique français et européen. Elle montre comment ces derniers, précaires parmi les précaires, ont défié cette “fatalité” et lutté contre une politique qui encourageait la clandestinité de longue durée. C’est notamment un sous-chapitre, intitulé “Le poulet et le portable”, qui a attiré notre attention sur le rôle joué par le téléphone mobile dans le déroulement et l’instrumentalisation des événements de l’église Saint-Bernard, et qui nous a incité à mener une enquête rétrospective. “Pour moi, écrit Madjiguène Cisse, le voisinage de pratiques animistes et de la technologie de pointe, à travers le site Internet, l’Audiotel, le téléphone cellulaire, signe distinctif du porte-parole des sans-papiers, était comme une représentation de notre lutte" [2]. Si, dans son témoignage, Madjiguène Cissé évoque “le poulet et le portable” comme des symboles héraldiques inscrits sur le blason des sans-papiers, c’est pour mieux souligner le fait que les migrants d’en bas peuvent bénéficier des innovations techniques de la communication et les manipuler au même titre que les citoyens de plein droit des pays développés.

Toutefois, réduire l’usage du portable à une fonction stricte de représentation serait se fourvoyer. Cela est manifeste : dans la lutte des sans-papiers, l’instrument répond essentiellement à une fonction stratégique s’apparentant au registre des armes. Dans un article écrit dans la lignée de la pensée de Deleuze et Gauttari, Chantal de Gournay distingue deux approches des nouvelles technologies mobiles. Dans le cas des sédentaires, elles sont des simples outils qui accompagnent le déplacement, soutiennent et prolongent l’acte productif (le travail). En revanche, dans le cas des nomades, elles deviennent une arme qui leur permet de faire de leurs déplacements apparemment erratiques des instruments de force, acquerrant ainsi une fonction stratégique. De son point de vue, la nature des médias est plus proche de la logistique que de l’outil : “On y a recours, moins pour fabriquer de la richesse ou un contenu formel, que pour exploiter des opportunités, occuper le terrain, être vu" [3].

Or, c’est précisément ce qui s’est passé sur les dalles de l’église Saint-Bernard. Dans le creuset des mouvements des sans-papiers, la dimension stratégique du téléphone portable a commencé à fonctionner une fois que le syndicat Sud-PTT a apporté son aide et doté les délégués d’un téléphone portable, à la place des talkie-walkie utilisés dans la coordination traditionnelle des manifestations de rue. Au-delà de l’aspect organisationnel, cet instrument est devenu le médium par lequel plusieurs négociations avec les pouvoirs publics ont eu lieu, et par lequel le contact avec la presse est demeuré ouvert. C’est également par ce biais que les mesures efficaces ont été prises dans les moments de tension. Le trafic téléphonique était intense dans les deux sens : “Le téléphone portable était tout le temps allumé, à tout moment quelqu’un d’important pouvait appeler. Dans les réunions, c’était un désavantage, personne ne se synchronisait plus.” (Mogniss Abdallah, animateur de l’agence IM’Media). “Les délégués téléphonaient et étaient appelés. Si la police nous contrôlait, nous aussi nous avons eu des informateurs qui nous disaient si quelque chose se préparait en-dehors de l’église ; nous aurions ainsi pu demander l’aide tout de suite au comité de soutien…” (A. B., participant).

Une tribune virtuelle devenue exclusive

Cet activisme relationnel des porte-parole des sans-papiers, entretenu par téléphone portable, a induit au moins deux réactions contradictoires, dont l’une venait des sans-papiers eux-mêmes. Bien qu’il était légitime que les délégués, en qualité de représentants élus, parlent au téléphone portable, leur monopolisation de la circulation de l’information due à la nature même de la machine (il serait impossible que plusieurs personnes manipulent la machine en même temps), les a éloignés du projet initialement prévu par le syndicat Sud-PTT, qui envisageait un usage collectif de cet équipement mobile en dehors du fonctionnement organisationnel. Autrement dit, bien que mis à la disposition de l’ensemble des sans-papiers de Saint-Bernard, ces deux ou trois portables n’ont jamais fonctionné en tant que téléphones de la communauté ; de ce fait, ses membres se sont sentis exclus de la tribune qui est devenue virtuelle. Technologiquement conçu comme un corps communiquant à usage individuel, et intégré en tant que tel par les délégués, le téléphone portable a fini par imposer ses propres règles à la communauté. “Les délégués monopolisaient les cellulaires. Une fois, le syndicat a voulu installer une cabine téléphonique gratuite à l’usage de tous dans le hall de la BPP faubourg du Temple, mais finalement après des discussions on a préféré les téléphones portables. En réalité, les délégués ont été tentés de s’approprier personnellement le portable comme un instrument de pouvoir en détriment de l’usage collectif.” (Mogniss Abdallah). Le téléphone portable a fini par devenir une nouvelle machine de guerre collective, mais aussi un symbole de pouvoir individuel.

La deuxième contradiction venait du regard extérieur. Avant que le téléphone portable ne devienne un outil de consommation de masse, imaginer un migrant dans une situation précaire doté d’un équipement NTIC semblait extravagant. “Quand j’ai été arrêtée, après que les policiers aient envahi Saint-Bernard, deux événements m’ont parue significatifs. Le premier, c’est la manière dont j’ai été mise nue, par des femmes policiers, devant ma fille. Il est évident que le but recherché était de m’humilier, de me faire craquer. Je me suis donc déshabillée sous les sarcasmes et les plaisanteries plus ou moins douteuses. […] Mais la nature des railleries, des sarcasmes et des quolibets en disait également long sur l’état d’esprit dans la police : ‘Ah ! Ah ! Elle ne l’a plus son portable, la porte-parole’. Le portable était devenu un symbole de la modernité auquel, de toute évidence, comme étrangère, comme africaine, comme noire, comme négresse, je n’avais pas droit : ‘ils viennent à peine de descendre de leurs arbres, et ils ont déjà des portables dans leur main’ [4]. Dénudée, la porte-parole perd dans cet épisode son bouclier social et reprend le chemin des sans-voix , car lui enlever le téléphone portable, ce n’est pas seulement la rendre vulnérable, c’est également réduire à néant la parole de tous les sans-papiers et rendre invisible leur lutte.

Un instrument d’intégration ?

Depuis, l’usage du téléphone portable s’est généralisé parmi les sans-papiers. En effet, même si leur coordination nationale, dépourvue d’un local, répond toujours à un numéro de mobile et que l’organisation des manifestations se fait en activant les réseaux des cellulaires des déléguées des sans-papiers, l’usage de l’équipement mobile est devenu une pratique courante chez les migrants, le numéro de portable faisant office d’adresse anonyme. “Tous les migrants sans-papiers qui passent aujourd’hui à la permanence du Gisti laissent un numéro de téléphone portable”, (P. Mony, Gisti). À la différence des pratiques spécifiques du début du mouvement des sans-papiers, lorsque les rares machines étaient connectées à l’espace public et concentrées entre les mains des porte-parole et des délégués qui instrumentalisaient leur lutte à la lumière des caméras, l’usage massif du téléphone portable à caractère individuel a réorienté le champ communicationnel vers l’espace domestique et le marché du travail. Cela a favorisé la clandestinité, prolongée sous forme de comportements migratoires différents et discrets, dans une logique d’accommodation à la société d’accueil et d’intégration par le bas.

Un autre groupe de migrants, très attaché à l’équipement mobile, est celui des “faux touristes” venu de l’Est européen pour chercher un emploi temporaire. Cette nouvelle promotion de travailleurs migrants en situation irrégulière a manifesté peu d’intérêt pour le mouvement des sans-papiers, et plus généralement pour tout projet d’intégration institutionnelle. Les principaux débouchés recherchés par ce groupe à l’étranger sont “des solutions”, à mi-chemin entre la pauvreté et le “système D” : petits commerces, aide domestique, différents travaux dans les secteurs de l’agriculture et du bâtiment. La dimension temporaire de leur projet de mobilité, la perspective d’une Europe élargie et le fait qu’ils sont tolérés et souvent préférés sur le marché du travail aux immigrés du Sud ou de l’Asie, explique partiellement leur manque d’enthousiasme pour une demande de régularisation et leur absence de prise de conscience de leurs droits civiques et sociaux. Pourtant, cette migration se signale par une forte dose d’illégalité – consécutive d’un franchissement clandestin de frontière, d’un dépassement de la durée de séjour autorisée, ou encore d’une activité non déclarée –, et elle reproduit de près les mêmes symptômes d’accommodation à la société d’accueil que l’immigration des autres sans-papiers.

C’est suite au flux de population arrivé après 1989 de l’Est, et notamment de Roumanie, que l’on assiste dans les années quatre-vingt-dix, dans toute l’Europe, à un retour des squats, des bidonvilles, des caravanes, et plus généralement à un réinvestissement du logement insalubre souvent loué clandestinement. Cette situation, générée par la crise de la politique migratoire des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix n’est pas pour autant une redite du moment des bidonvilles de Nanterre dans les années soixante.

Maison abandonnée, foyer de jour, logement collectif loué clandestinement, hôtel “une demi-étoile”, église, centre de rétention, carcasse de vieille voiture, hutte rudimentaire, tous ces espaces dépourvus d’un équipement de communication fixe ont cessé d’être des espaces isolés, des no man’s land communicationnels, au moment de l’arrivée du téléphone mobile dans le monde migrant. Son détachement par rapport à une prise de branchement et l’avantage de capter et d’émettre n’importe où sur le territoire sont devenus de précieux atouts pour un monde itinérant, pénalisé par une localisation précaire et une invisibilité institutionnelle.

Un outil indispensable pour trouver du travail

Dans la communauté des migrants roumains arrivés en France au début des années quatre-vingt-dix, l’acquisition du téléphone portable marque un moment précis. Ces paysans saisonniers du Nord de la Roumanie sont entrés dans le quotidien des Français grâce à la vente des journaux de rue (notamment de l’Itinérant). Aux portes des magasins et des Postes, aux carrefours, toujours au rendez-vous, les Roumains ont réussi à fonder un réseau de diffusion des journaux de rue très efficace et à s’accrocher dans la société française. Au bout de quelques années, chaque vendeur a trouvé “son nid”, ce qui s’est traduit par l’établissement d’un lien avec “son Français”, l’homme-source qui conforte car il protège, garantit la circulation et offre son propre réseau et par cette voie le marché du travail. Si dans un premier temps l’exploitation de cette presse de la précarité a surpris par “l’usage économique d’un handicap social”, il est néanmoins vrai qu’elle a eu une fonction d’intégration pour ces migrants dans la société française. L’apparition du téléphone mobile, en 1997, coïncide avec le début de ce processus d’intégration par le bas, et marque les nouveaux systèmes de connexion à la société française. Les femmes sont les premières à expérimenter le passage de l’espace public (la vente de journaux) à l’espace domestique en utilisant le support d’un équipement mobile : elles quittent les rues pour travailler dans les maisons. “La permanence” devant les supermarchés a été remplacée par une délégation de présence à la boîte vocale d’un cellulaire. Le répondeur, ce secrétariat du pauvre, conduit les usagers à rationaliser leurs contacts et à se comporter comme des “pros” de la communication. Désormais, le recrutement pour un travail domestique se fait par téléphone mobile, offert dans la majorité des cas par “leur Français”. "Avant la cabine téléphonique dominait. Les premiers téléphones mobiles sont apparus chez les voleurs à la tire. Mais les hommes ne se sont pas jetés sur les machines. Trop chères. C’était en 1996. Une année plus tard, les Sagem, Ericsson, Motorola et Nokia ont commencé à se vendre à partir de cinq cents francs. Et c’est ma femme qui a eu le premier téléphone portable, en 1998 ; à l’époque nous avons loué clandestinement avec vingt-cinq autres villageois un espace chez une Serbe à Villejuif. Ma femme vendait très bien les journaux, mais elle a trouvé aussi une Française qui lui achetait des journaux de temps en temps et qui lui avait proposé également du ménage chez elle. C’est cette dame qui lui a acheté le téléphone, sur sa carte d’identité, car nous étions tous sans-papiers. Sans carte d’identité ni compte en banque, c’est très difficile d’acheter un téléphone mobile. Souvent les patrons qui nous employaient prenaient sur leur compte le téléphone. Pour d’autres, ça a été le système D : soit ils ont profité d’un domicile fixe de quelqu’un, soit ils ont spéculé sur le fait que les vendeurs de téléphone ne connaissaient pas avec précision les normes de la délivrance du téléphone et de la carte téléphonique ; nous sommes tous sur des cartes… et nous les changeons souvent. En effet, tout le monde [les vingt-cinq cohabitants, ndlr] a utilisé le téléphone de C [son épouse] ; nous étions seulement appelés et nous n’utilisions que la messagerie. Rarement, et seulement dans des situations d’urgence, nous avons osé appeler. Mais le téléphone est devenu important car nous avons commencé à trouver du travail parce que les patrons pouvaient nous joindre. Ma femme ne prenait pas, ou presque jamais, le téléphone avec elle en allant vendre les journaux. De toute façon, elle le tenait éteint. Elle avait honte de ce que les gens pouvaient penser de ce ‘luxe’.” (I. C., migrant, 50 ans).

Après un début modeste, le téléphone mobile s’impose donc comme instrument de communication prioritaire. “Six mois plus tard, une autre femme a eu un téléphone portable, elle aussi a trouvé du ménage. Après une année, il y a eu une promotion et chaque famille s’est équipée d’un téléphone mobile, toutes mes cousines ont désiré un téléphone portable, même s’il n’y a pas toujours une motivation de travail derrière. Quand ma femme est rentrée dans le village, elle a pris son téléphone portable avec elle, puisque les machines ont commencé à fonctionner également en Roumanie. Le plus souvent, quand celui qui a ‘le cellulaire’ part à la maison, s’il n’a pas chez lui [dans le village] un téléphone, il le prend avec lui ; sinon, il laisse le téléphone au conjoint, aux enfants ; ou il part avec et le ramène quand il revient en France. Le mien fonctionne ici et également en Roumanie, je l’ai acheté à Auchan et je l’ai décodé, il y a des ateliers partout : à Porte Maillot, à Père Lachaise [quartiers parisiens, ndlr]… (I. C. migrant, 50 ans).

Un téléphone d’abord communautaire

Le besoin de se connecter à la société d’accueil, notamment dans le cadre de la recherche d’un travail, n’a pas été le seul argument d’appropriation des systèmes de technologie mobile par les migrants roumains. Le trafic massif des communications vers le pays d’origine, géré habituellement par le réseau de la téléphonie publique, a connu quelques interstices notables. La première période, correspondant au moment où la cabine téléphonique a été remplacée par le téléphone portable pour les communications internationales, coïncide avec l’apparition des “radiesthésistes des lignes des fréquences libres” : ceux-ci, simples migrants, en essayant de parler à l’étranger d’un poste mobile, ont trouvé par accident des “trous” dans les systèmes d’émission SFR en automne 1996. D’après leurs explications, probablement naïves, ces “trous” correspondraient à un découpage dans le territoire des “différentes zones ombrées par une émission gratuite d’un satellite”. “Ce sont les gens de Camarzana [village de l’Oas, Nord-Ouest de la Roumanie, ndlr] qui ont découvert la zone et ils faisaient un grand secret de leur trouvaille.” (I. C., migrant, 47 ans). Les “zones” – ainsi qu’ils ont appelé les périmètres à communication gratuite – “se déplaceraient avec le satellite”. Dans la zone, il y aurait eu un centre, un périmètre plus fort en signal, et “si tu prenais une fréquence par exemple à Pierrefitte à côté de l’hôpital, tu pouvais parler des heures au téléphone, la carte ne se déchargeait pas ; parfois je rentrais à Paris en voiture sans interrompre la communication. Et dès que j’arrivais sur le périphérique, la communication tombait. J’ai parlé comme ça des heures en Roumanie. La zone a été captée au début place de la République et n’a pas résisté plus de deux mois. Tu connais le feu en face de Tati, ça a été là notre centrale.” (V. F. migrant roumain, 37 ans).

Le soir, après que les supermarchés devant lesquels ils vendaient les journaux de rue aient fermé leurs portes, ils se déplaçaient et se retrouvaient dans le périmètre de “la zone”. Les téléphones étaient moins nombreux que les candidats à la communication, deux ou trois machines pour une dizaine de personnes. Ces migrants logeaient dans différentes maisons abandonnées dans les banlieues parisiennes. Ils étaient tous originaires de la même région, le pays d’Oas. Les zones réunissaient généralement les membres d’un même village qui se donnaient rendez-vous le soir avec les propriétaires des téléphones portables. Leur trafic communicationnel était si intense que souvent, la centrale archaïque (manuelle) du village se bloquait. Mais “la zone n’a pas duré plus d’un à deux mois. Elle se déplaçait tout le temps. Après, on l’a capté encore à Marseille, puis elle a définitivement disparu. Moi, j’ai parlé comme ça la dernière fois dans un parking sur l’autoroute qui va à Orléans. Ensuite, pour parler en Roumanie, je suis revenue à la cabine.” (A. D., migrante, 34 ans).

Bien que la communication, grâce à cette méthode, ait été temporairement gratuite, l’introduction, la propagation en masse et, implicitement, l’usage individuel du téléphone portable, sont restés longtemps assez timides. Considéré comme un outil cher et susceptible de laisser des traces de leur présence irrégulière, il ne s’est introduit que lentement dans la vie quotidienne et privée des migrants, à la différence du téléphone mobile à fonction communautaire, qui lui, a eu une belle carrière. À la fin des années quatre-vingt-dix, chaque squat s’est en effet doté d’un cellulaire. Il fonctionnait comme un téléphone dans un régime semi-public : chaque habitant pouvait être appelé de l’extérieur, et la boîte vocale était devenue la boîte postale de tout le squat. “Tout le monde utilisait dans le squat mon téléphone ; Il s’est déchargé vite et ça a été un problème, car dans les squats nous n’avons pas d’électricité et j’ai été obligé de trouver toutes sortes de solutions ailleurs pour le recharger.” (I. C., migrant, 50 ans). “Jusqu’en 1998, nous avons seulement reçu des messages et nous avons consommé le crédit des cartes téléphoniques avant la date d’expiration ; il n’y avait personne d’abonné. Quand nous devons communiquer, nous n’avons qu’à appeler de la cabine téléphonique.” (M. P., 47 ans).

La filière des téléphones de squats correspondait aussi au réseau de diffusion des journaux de rue. “Chaque dimanche soir, B. m’appelait sur mon portable et moi je lui disais combien de journaux il nous faut amener ; nous avons toujours acheté les journaux ensemble, cela nous revenait moins cher. D’habitude, on les achetait pour deux francs et on les vendait dix francs. Les villageois venaient et me disaient : je veux disons cent cinquante exemplaires, un autre peut-être trente seulement, chacun selon combien il pensait en vendre. Moi, je faisais les comptes et je transmettais à B. le nombre de journaux qu’il nous fallait pour tout le squat. Puis B. venait nous les amener directement.” (V. C., migrant, 39 ans).

Ce système d’organisation du travail en réseau s’est ensuite diversifié. Il a été transféré vers d’autres activités de colportage et même dans les services de transport entre la France et la Roumanie. Sans le support mobile, les activités des migrants ne se seraient probablement pas autant développées et ne seraient pas devenues aussi rentables. Toutefois, son impact sur la vie économique et sociale des migrants ne s’est pas arrêté aux frontières géographiques du pays d’accueil. “J’ai construit toute ma maison [à Certeze, un village de l’Oas, ndlr] d’ici [de Paris], par téléphone.” (V. F., migrant, 37 ans). En effet, l’organisation et la coordination de leurs affaires par l’intermédiaire du cellulaire a dépassé largement les frontières nationales, surtout lors des manipulations délicates et à la limite de la légalité.

Bien que l’acquisition du téléphone portable se soit multipliée et privatisée – aujourd’hui chaque membre de la communauté est équipé d’un cellulaire – l’usage collectif n’a pas disparu. Les dernières trouvailles exploitent les dysfonctionnements de l’outil ou de l’opérateur et non plus ceux des réseaux, comme cela a été le cas avec les “radiesthésistes de fréquence libre”. Il y a une grande diversité des méthodes de manipulation des machines et, bien qu’elles soient considérées “secrètes”, en réalité tout le monde en profite. Dès qu’une opportunité s’offre sur le téléphone de X, tous les habitants du squat s’en servent. "Nous parlons des heures. En 1999, Bouygues a eu des problèmes, le système ne pouvait pas contrôler les crédits, une carte Bouygues pouvait alors être utilisée jusqu’à un débit de deux à trois mille francs… On savait tous ce qui se passait passé dans le village. Une fois, j’ai laissé mon téléphone portable faire le tour du squat chacun téléphonait chez lui ; nous avons tous rigolé, à un moment une femme de notre village a appelé elle aussi les siens et a participé ainsi en direct à l’accouplement de ces moutons.” (I. C., migrant, 50 ans).

Soumis à l’impératif de parler beaucoup et fréquemment à la famille restée à la maison tout en étant contraints par les coûts élevés des communications internationales, les migrants “chassaient” toute situation avantageuse dans les systèmes communicationnels, fixes ou mobiles. Promotions, passage aux messages écrits, et in extremis exploitation des failles dans le réseau, sont recherchés avec zèle pour satisfaire la compulsion de la proximité et sont à l’origine de la production d’une co-présence au moins intermittente, utile et nécessaire à la maintenance des relations familiales et communautaires.

La rationalisation des pratiques du téléphone portable se dessine clairement à travers quelques règles de base dans l’usage et la manipulation par le groupe de migrants roumains : 1- l’utiliser comme adresse (répondeur inclut) ; 2- chercher à tout moment à exploiter les failles dans le fonctionnement des opérateurs pour parler le plus longtemps possible pour le moins cher possible ; 3- équiper d’un téléphone portable les membres de la famille restés au pays également ; 4- décoder le téléphone pour qu’il fonctionne aussi bien en France que dans leur pays, quel que soit l’opérateur.

Un instrument de commerce

Cette effervescence communicationnelle s’est transférée immédiatement au commerce. Les migrants ne se sont plus contentés de consommer des unités, ils ont vite saisi ce marché comme une double opportunité économique. Que ce soit dans le pays d’accueil, qui leur refusait une inscription institutionnelle, ou chez eux, où il n’y avait pas d’équipement téléphonique, le téléphone mobile s’est avéré l’innovation technologique la plus adaptée pour rentabiliser le projet de mobilité de ces migrants et pour garder le lien avec la famille restée sur place. Ce besoin a été immédiatement identifié en tant que marché potentiel et exploitable. D’autre part, ils ont fait jouer leur mobilité et l’avantage d’être présents dans deux pays à la fois. À ce propos, ils ont mis en concurrence les filières officielles de diffusion d’équipements mobiles en trafiquant les promotions d’un pays à l’autre. L’affaire – à ses débuts une spécialité de quelques débrouillards – est devenue une source économique très profitable qui a mobilisé d’autres secteurs d’activité et d’autres acteurs. Plusieurs services se sont développés, en liaison directe avec le marché des portables : les transports, les opérateurs de téléphonie mobile, les services de décodage, les intermédiaires d’achat, les activités de collecte et de vente de cartes téléphoniques à la criée…

La plus insolite exploitation économique du téléphone portable recensée dans nos notes de terrain remonte aux années 1996-1998, dans un bazar de Novi Beograd, à proximité de la capitale serbe, pendant l’embargo imposé à l’ex-Yougoslavie. La chute des régimes communistes et le glissement vers la société de consommation ont entraîné des mobilités transfrontalières importantes en flux de population et de capital. À l’image d’une “économie de fourmis”, dans l’espace des anciens pays PECO, ont émergé des marchés proches de la configuration des bazars et des routes commerciales nouvelles. Le marché de Novi Beograd, connu également sous le nom de “bazar roumain”, est apparu au cours de cette période marquée par la carrière du commerce de valise et le trafic d’essence. Les migrants venaient en “faux touristes”, et tentaient de vendre dans les espaces consignés leurs marchandises. À la marge de la capitale serbe, bien qu’une taxe d’entrée ait été imposé par l’État (mais aussi par différents réseaux mafieux), les conditions de vente étaient plus que pénibles. Aucune infrastructure commerciale, sanitaire, ni même communicationnelle n’a été prévue. Cette dernière carence a été ingénieusement exploitée. Une dame à l’âge de la retraite s’est promenée parmi les migrants en leur proposant les services de son téléphone mobile. Elle connaissait tous les indicatifs des départements et des grandes villes de Roumanie et manipulait la machine. Dans une main le téléphone portable, dans l’autre, une serviette imbibée d’alcool médicinal pour désinfecter après chaque communication le cellulaire, et à la ceinture un sac discret à monnaie, la petite dame incarnant ainsi l’image insolite d’une téléphoniste moderne à la tête d’une centrale mobile est devenue, parmi les milliers d’usagers migrants, une légende vivante à Novi Beograd.

Un moyen de pallier les déficiences du réseau fixe

L’autre exemple que nous allons évoquer reflète la capacité des migrants sans aucun passé commercial à organiser des filières marchandes et à s’adapter très vite aux opportunités offertes par les nouvelles technologies de communication. Fermés longtemps à la circulation et la communication au-delà du rideau de fer, les pays de l’Est deviennent, après la chute des régimes communistes, de grands marchés pour toutes les technologies médiatiques. Les opérateurs de téléphonie mobile ne se sont pas fait attendre, couvrant de leurs réseaux très rapidement toutes les régions. Bien que les coûts de l’équipement et de la communication mobile soient plus élevés que ceux pratiqués par le système de téléphonie fixe, portable enregistre un succès qui dépasse toutes les prévisions les plus optimistes. Un appareil bureaucratique lourd et corrompu au niveau des services de télécommunication (dans une logique de contrôle, hyper-centralisé, hérité de l’ancien régime) et l’absence dans tout le milieu rural d’équipements de communication moderne, expliquent en grande partie ce succès. Exclue du réseau de la téléphonie fixe, la Roumanie profonde s’aperçoit soudainement qu’elle peut entrer en communication et dans la modernité grâce au téléphone mobile. Une société pauvre et pas du tout ciblée initialement par les stratégies de management commence à s’intéresser aux équipements mobiles pour finalement devenir le plus important consommateur. L’importance ne se juge pas en nombre d’unités consommées, mais en nombre d’utilisateurs. L’abonnement est rare, la pratique courante étant de fonctionner avec un système à la carte. À l’évidence, la logique qui opère est l’ouverture au contact, la possibilité d’être joignable, de pouvoir appeler en situation d’urgence. Pour qu’une telle stratégie puisse se mettre en oeuvre, l’acquisition de l’instrument est nécessaire au préalable. Les migrants, profitant des promotions diverses proposées dans les pays d’accueil, ont été les premiers en Roumanie à doter leur famille d’un cellulaire décodé au préalable. Un nombre réduit de migrants, parmi les plus entrepreneurs d’entre eux, a compris l’enjeu d’un marché parallèle à celui des opérateurs officiels, et l’a développé et orienté vers les consommateurs de la ville en leur offrant un produit similaire à celui qui se trouve dans les boutiques, mais deux fois moins cher.

Les bisnitzari [les entrepreneurs de rue, trafiquants, en roumain, ndlr] venaient collecter des téléphones en promotion et ils les revendaient après en Roumanie,où ils les décodaient au préalable ; nous ici [à Paris] avons gagné trente à quarante francs pour chaque téléphone, plus la carte téléphonique que l’on vendait dans la communauté ou aux puces de Montreuil pour quarante à cinquante francs. Il y a eu des gens qui collectaient jusqu’à cent téléphones par semaine ; soit ils les achetaient directement au dépôt, soit un par un dans différentes boutiques. Cela marchait dans certaines boutiques où les vendeurs ne comprenaient pas grand-chose à nos papiers. Les bisnitzari sillonnaient les endroits où tu vendais les journaux (devant les Postes, les supermarchés, aux carrefours), ou ils venaient directement dans les squats, et ils te demandaient de leur trouver d’autres machines, ou te proposaient d’acheter la tienne, au prix du neuf. Une fois, j’ai collecté quatre cents à cinq cents téléphones, par un réseau d’Arabes qui les achetaient directement au dépôt. Les bisnitzari les envoyaient ensuite par petites voitures dans le pays, et faisaient suivre leurs emballages séparément par camions, avec les gens de chez nous qui travaillaient dans le transport…

Reconsidérer les mécanismes d’intégration sociale

Pour comprendre le mécanisme de ce système, il faudrait corréler ce commerce à une série d’activités de collectes antérieures, menées par certains migrants roumains pendant leurs séjours à l’étranger. Nous avons déjà montré, dans d’autres études [5], qu’en France, certains migrants roumains, en vue de se procurer rapidement des ressources financières, pratiquent entre la France et la Roumanie une circulation migratoire basée économiquement sur un système de collectes. Il peut s’agir du commerce de vieux vêtements, de pneus usés, ou de différents objets ménagers jetés dans la rue ou, simplement, d’une collecte directe d’argent : à commencer par la mendicité, le lavage de pare-brise, la vente de journaux de rue, la revente de tickets de métro, la musique dans la rue, et autres activités plus ou moins licites. Mais, si on enlève cette spécificité roumaine, on constate que la carrière commerciale de ces entrepreneurs sans entreprise [6] intègre une tendance globale dans le champ des migrations internationales. De plus en plus de migrants savent profiter de leur mobilité transfrontalière et transformer une habilité relationnelle en une compétence productive et économiquement efficace.

Le téléphone mobile a apporté un assouplissement incontestable des contraintes spécifiques rencontrées par une population migrante sans papiers et souvent sans domicile fixe. Son accès généralisé est devenu particulièrement significatif. Dans les sociétés d’accueil, ce support technique a généré l’apparition de différents mécanismes d’intégration sociale spontanés, multiples et individuels qui ont suppléé d’une manière informelle au dispositif de l’intégration institutionnelle. D’autre part, grâce aux systèmes mobiles, ces personnes qui se trouvent loin de leur famille ont non seulement réussi à rester en contact périodiquement avec leur environnement d’origine, mais aussi ont pu contribuer aux décisions et participer à distance aux événements familiaux. Les questions d’intégration – qui préoccupent aussi bien les autorités que le monde académique – devront être reconsidérées dans le contexte spécifique de cette réalité : s’assimiler à un monde parallèle, résister, s’adapter et finalement réussir là où les politiques migratoires ne leur faisaient pas de place. Hier : immigrer et couper les racines ; aujourd’hui : circuler et garder le contact. Cette évolution semble marquer un nouvel âge dans l’histoire des migrations.

Publié dans Hommes et Migrations, n°1240, 2002, pp. 66-81. http://www.hommes-et-migrations.fr/archives/2002/1240/1240.html

Notes

[1] Madjiguène Cissé, Parole de sans-papiers, éditions La Dispute, Paris, 1998

[2] Ibid., p. 107.

[3] Chantal de Gournay, “En attendant les nomades. Téléphonie mobile et modes de vie”, Réseaux, n° 65, mai-juin 1994, p. 23.

[4] Name diffusion : je suis une sans-papiers : Madjiguène Cissé, porte-parole des sans-papiers de Saint-Bernard, Politique la Revue, Synestésie, n° 6.

[5] Dana Diminescu, “L’installation dans la mobilité : les savoir-faire migratoires des Roumains”, Migrations Société, vol.13, n° 74, 2001, pp. 107-117

[6] Pour reprendre une formule lancée par Granovetter (“The economics sociology of firms and entrepreneurs” in Alejandro Portes (éd.), The economic sociology of immigration, RSF, New York, 1995, pp. 128-165) et rempli de sens par les études sur les activités marchandes informelles et les réseaux de migrants transfrontaliers, dirigée par Michel Peraldi à LA MMSH Aix-en-Provence (Cabas et containers, Maisonneuve & Larose, Paris, 2001).

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