Alexis Spire
Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France
Paris, Paris, Grasset, 2005
Cet ouvrage est tiré d’une thèse de sociologie soutenue à l’université de Nantes. Le cœur en est l’étude de la mise en œuvre des textes - lois, décrets et ordonnances- relatifs à l’immigration entre 1945 et 1975, à travers l’observation de l’activité des hauts fonctionnaires et des services de la préfecture de police chargés de celle-ci. Alexis Spire, fidèle à son sous-titre, nous offre donc une tranche de sociohistoire de l’administration des étrangers en France et non une histoire de plus des politiques de l’immigration.
Le compte-rendu de cette exploration s’organise en trois temps. Après un bref rappel des dispositions adoptées en 1945 et de leur genèse, il étudie les logiques d’action et les modes d’intervention des trois principaux ministères qui sont partie prenante de la gestion des populations immigrées. À l’intérieur revient la logique de police, c’est à dire, l’identification, la surveillance et le contrôle d’une population étrangère dont les membres sont régulièrement suspectés de pouvoir porter atteinte à l’ordre public. Aux divers avatars du ministère du travail échoit la logique de main d’œuvre, comprise ici comme le point d’équilibre fluctuant entre les intérêts des employeurs et ceux des organisations ouvrières dont les mandants pourraient souffrir de la concurrence des travailleurs étrangers. Le dernier pôle du tripode institué par les ordonnances de 1945 est le ministère de la population, chargée de la défense d’une logique démographique, aux contours ambigus, puisqu’il s’agit selon les cas, de favoriser le repeuplement de la France ou de favoriser l’entrée de migrants capables de s’enter sur la souche française. Une fois ces logiques cernées, à travers l’étude des circulaires et des débats internes à la haute fonction publique, l’auteur change d’échelle et nous entraîne à sa suite dans les bureaux de la préfecture de police. Les sources de cette institution, les dossiers des fonctionnaires qui y furent en poste durant la période, de nombreux entretiens, permettent à la fois de reconstituer l’organisation du travail et l’éthos préfectoral, soit l’ensemble des normes et des jugements pratiques incorporés et mis en œuvre par ces agents, et ses variations selon les périodes et les populations traitées par eux. Tous les migrants en effet ne sont pas logés à la même enseigne. Les migrants coloniaux, en particulier Algériens, constituent tout au long de la période un cas à part. Ils sont soumis, avant comme après la colonisation, à un régime juridique spécifique, qui est en termes juridiques plus avantageux que le régime commun des étrangers. Les instances administratives cependant, au premier rang desquelles les services de la préfecture de police vont parvenir, souvent en enfreignant la loi, à mettre en place des institutions spécifiques de contrôle et de surveillance qui, la guerre d’Algérie aidant, importent ou prolongent des formes de gestion des populations inspirées des pratiques coloniales, conduites souvent par d’anciens administrateurs et officiers coloniaux. Cela aboutit à la fois à l’inscription de pratiques et de modes de perception coloniaux au cœur de l’appareil de traitement de l’immigration et à ce paradoxe qui fait des Algériens, les plus protégés par le droit en même temps que les plus surveillés et les suspects de tous aux yeux de l’administration, ce qui leur vaudra, l’indépendance venue, de fournir longtemps les plus gros contingents d’expulsés.
L’organisation administrative matérialise ici des préférences que la loi ne saurait dire et permet leur effectuation. De la même façon, nous dit l’auteur, insistant sur la plasticité du cadre décrit qui permet selon les périodes la poursuite d’objectifs différents, la conversion de la haute fonction publique à un objectif de maîtrise de l’immigration, dès la fin des années soixante, se traduit par des circulaires proposant de nouvelles normes d’interprétation des textes en vigueur, et un aménagement des procédures administratives, avant même que le pouvoir politique n’ait officiellement fait sien l’objectif de maîtrise des flux.
La dernière partie de l’ouvrage examine les dossiers traités par ces agents bureaucratiques, armés des circulaires produites par les hauts fonctionnaires qui incarnent les logiques d’action de chaque ministère. Leur exploration utilise l’outil statistique, seul à même de mettre à jour, les logiques de décisions effectivement mises en œuvre. En un premier temps nous sommes conviés à l’examen des dossiers de demande de cartes de séjour déposés à la préfecture de police en 1956 et en 1975. Cela permet à Alexis Spire de montrer d’abord que l’organisation du travail bureaucratique a entre les deux dates radicalement changé. Nous sommes passés d’enquêtes minutieuses permettant de statuer sur des cas individuels à une gestion de dossier constitués essentiellement de pièces fournies par l’étranger en réponses aux requêtes d’une administration soucieuse de disposer des informations permettant de le classer en fonction de critères objectivés.
Dans les deux cas cependant, l’objectivation statistique permet de mettre en valeur des systèmes de préférences fonction de critères que les textes juridiques ne prévoyaient pas, quand ils ne les excluaient pas explicitement. Les Italiens apparaissent nettement favorisés au début de la période, les Portugais à la fin de celle-ci. Ces systèmes de préférence apparaissent de plus dynamiques et fonction du contexte. Si les bureaucrates de 1956 préfèrent les manœuvres et se méfient de ceux qui pourraient prétendre concurrencer les cadres moyens français, À l’inverse, à la fin de la période, l’administration est d’autant plus conciliante qu’elle a affaire à des individus dotés d’un capital culturel conséquent. Et des constats similaires peuvent être faits tout au long des « carrières de papier » de immigrants, Alexis Spire en retrouvant l’effet lorsqu’il examine le traitement des demandes de naturalisation.
Revenant en conclusion sur ce parcours qui l’a mené de la circulaire au dossier en passant par le guichet, Alexis Spire insiste sur les enjeux d’une telle étude, et tout en proposant une reformulation théorique du rôle et du fonctionnement de l’instance bureaucratique, insiste sur le fait que l’étude d’une politique publique ne peut se limiter à celle de la sphère politique ou du droit, sauf à se désintéresser des effets de celle-ci.
Le lecteur ne peut que donner à l’auteur quitus de sa démonstration. Cette très riche étude, outre qu’elle parvient à nous présenter sous un jour neuf une période pourtant déjà souvent étudiée de l’histoire de l’immigration en France, offre de très précieux enseignements sur le fonctionnement concret de l’état durant les trente glorieuses, d’autant plus qu’Alexis Spire allie toujours le souci de proposer une modélisation cohérente des processus décrits et une attention extrême au concret et aux variations dans le temps, ce dont les pages consacrées aux modes d’inculcation de l’éthos préfectoral aux agents de la préfecture de police fournissent un très bel exemple. De plus, plusieurs des pistes, ou des intuitions suggérées par l’auteur apparaissent susceptibles d’être tout à fait fécondes, ainsi de la réflexion ébauchée sur les usages bureaucratiques du temps (temps d’attente, de mise à l’épreuve pour l’administré), du guichet, et les moyens de repérer et d’étudier ceux-ci.
Cela n’empêche pas bien sûr que certaines conclusions prêtent à discussion. Il est possible ainsi de se demander si le constat d’une grande uniformité de vue entre hauts fonctionnaires et bureaucrates dépendants d’un même ministère, ces derniers allant, ce que permet leur « éthos préfectoral » jusqu’à « anticiper ce que l’autorité hiérarchique n’a pas pu ou n’a pas voulu dire explicitement » (page 358) n’est pas pour partie un effet de sources ou de lieu, et s’il résisterait tout à fait à la comparaison systématique d’usages administratifs similaires menés en des lieux différents. Mary Lewis a ainsi montré récemment, mais il est vrai étudiant une période un peu plus ancienne, ce que les modalités de mise en œuvre du droit et des circulaires du ministère de l’intérieur devaient parfois au contexte local.
De même, si l’objectivation statistique met très nettement en valeur les préférences des fonctionnaires de la préfecture de police, qui sont aussi, et la démonstration sur ce point est tout à fait convaincante, celle des hauts fonctionnaires qui produisent les circulaires qu’ils mettent en application, les effets de celles-ci apparaissent en certains cas modestes. Ainsi s’il a bien dans les années 50 une hiérarchie des nationalités désirées, l’avantage conféré aux Italiens, les plus favorisés à l’époque, apparaît assez mince. Ils mettent en moyenne deux mois de moins que les autres étrangers à obtenir un statut stable. Les formes de traitement spécifiques mises en place en direction des immigrés algériens apparaissent, par comparaison, beaucoup plus discriminatrices et d’une toute autre nature. Peut-être le lecteur souhaitera-t-il parfois qu’aient été plus fermement distinguées celles des pratiques de classements qui se révèlent fondamentales pour le traitement des immigrés – c’est à la lecture clairement le cas de la distinction entre migrants coloniaux puis post-coloniaux et migrants européens – et celles dont on pourrait dire qu’elles jouent plus à la marge, particulièrement lorsque sont étudiés les dossiers de naturalisation, d’autant que le solide outillage statistique mis en œuvre ici le permettait.
Enfin, si Alexis Spire insiste sur l’originalité de la période étudiée, marquée selon lui par un huis-clos entre administration et immigré, qui laisse quasiment à cette dernière le monopole du traitement des populations immigrées, et auquel met fin la politisation de la question durant les années soixante-dix, la question de savoir ce qu’un tel huis-clos a d’original par rapport aux périodes antérieures me semble quelque peu absente. À l’habitué des archives de l’avant 45 en effet, la lecture donne parfois l’impression de très profondes continuités, dont l’inventaire mériterait d’être mené.
Ces remarques, qui sont plus amorces de discussions que critiques d’ailleurs, n’enlèvent rien à l’intérêt de ce travail très dense dont les lecteurs devraient se recruter bien au delà des rangs des spécialistes de l’histoire de l’immigration.
Avril 2005, par Philippe Rygiel
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