Roger Fauroux : Les deux sont éminemment souhaitables, c'est l'intégration dans l'ensemble de la vie sociale. Moi, je me suis intéressé, à la demande du gouvernement, à l'intégration dans le monde du travail. Et les discriminations à ce stade sont très importantes. Le problème des discothèques est insignifiant par rapport à celui des discriminations dans le monde du travail. La tâche est infiniment plus compliquée, mais les choses se font.
Chambi : Pourquoi le CV anonyme n'a-t-il pas été retenu par nos chers députés ?
Roger Fauroux : Parce que l'obligation du CV anonyme est inapplicable. On peut voter n'importe quel texte, mais quand il s'agit de PME, les principaux employeurs et recruteurs, il est impossible techniquement d'imposer le CV anonyme. Celui-ci ne peut être expérimenté que dans les très grandes entreprises. Ce n'est donc pas la solution des problèmes.
Benjamin_H : Pour lutter contre la discrimination ethnique à l'embauche, ne faudrait-il pas, dans un premier temps, quantifier ou tout au moins identifier les critères d'égalité face à l'emploi ?
Roger Fauroux : Tout à fait. Je suis de votre avis. Je pense que ce qu'il faut absolument obtenir, c'est de connaître l'absence ou la présence des immigrés dans les organisations françaises publiques ou privées. C'est une chose importante, d'abord du point de vue pédagogique. Et puis on pourra mesurer d'une année sur l'autre le recul des discriminations et l'efficacité des mesures.
Pixie : Supprimer l'interdiction de recenser les origines ethniques des citoyens français vous parait-il une des solutions ?
Roger Fauroux : Oui, je crois qu'il faut absolument faire ce qu'on fait dans d'autres pays : connaître la situation exacte des immigrés dans les activités françaises. L'interdiction d'identifier les personnes est vraiment une espèce de tabou et aussi un alibi pour se cacher l'existence d'un problème. Beaucoup de gens disent : mais il n'y a pas de problème, nous considérons les immigrés comme le reste des Français. Il faut donc leur démontrer que dans leur entreprise il n'y a pas d'immigré, ou que les immigrés n'y sont pas considérés du point de vue hiérarchique, comme les Français de souche.
Mourad : Bonjour. Je m'appelle Mourad, 24 ans, diplômé ingénieur en France et actuellement aux Etats-Unis depuis deux ans, où je suis également diplômé de master (bac +6 aux Etats-Unis). Cependant, étant aujourd'hui décidé à retourner chez moi, en France, quelle ne fut pas ma surprise de voir que mon CV est indésirable. Ecartant d'entrée la piste de la discrimination, j'ai envoyé à ce jour, un total d'environ 250 candidatures en bonne et due forme, dont l'immense majorité n'a même pas fait l'objet d'une réponse ou d'un accusé de réception. Y a-t-il aujourd'hui de la discrimination au niveau de postes qualifiés tels que ceux d'ingénieur ? Que pouvez-vous faire pour régler un problème ayant plus trait à un problème social à très large échelle, tel que celui de la discrimination ?
Roger Fauroux : Votre cas illustre de manière éclatante ce que je suis en train de dire. La discrimination en France est d'autant plus forte que le niveau de qualification est élevé. J'ai deux conseils à vous adresser : le premier, c'est d'écrire à Louis Schweitzer, président de la Halde (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité). Il faut que vous le saisissiez de votre cas, très illustratif et très scandaleux. D'autre part, il faut écrire personnellement à Claude Bébéar, président d'AXA, en citant mon nom si vous le voulez, pour lui raconter votre histoire. Car il a pris l'initiative de former un groupement d'entreprises pour la diversité.
"JE NE SUIS PAS POUR LA DISCRIMINATION POSITIVE"
Bertein : Bonjour. Quid de la discrimination positive à l'heure où le principe méritocratique ne fonctionne pas ?
Roger Fauroux : Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Car le principe méritocratique fonctionne au profit d'une élite qui se reproduit. Donc je ne suis pas pour la discrimination positive – et d'ailleurs les immigrés qui ont réussi sont contre, car cela laisse entendre qu'ils doivent leur promotion sociale à la couleur de leur peau. Mais il faut introduire réellement l'égalité entre les immigrés et les Français de souche, car cette égalité, en fait, n'existe pas.
Pixie : La mise en place d'un système de quotas par origine ethnique semble découler logiquement d'un recensement ethnique. Après l'étude, l'action. Y êtes-vous favorable ?
Roger Fauroux : Ce système se retourne toujours contre les personnes que l'on prétend aider. Cela s'est vérifié aux Etats-Unis. C'est un système trop facile qui introduit en fait une fausse égalité, car les gens vont dire que les immigrés bénéficient de conditions plus favorables, alors qu'il s'agit de les mettre sur le même pied que les Français de souche. Il faut donc inventer autre chose que le systèmes des quotas.
Jim : Observe-t-on autant de discriminations à l'embauche lorsque l'on a un diplôme "reconnu" ? Un diplômé, d'origine étrangère, de Sciences-Po, de l'Essec ou de HEC rencontre-t-il autant de difficultés pour être embauché qu'un individu postulant pour un poste moins prestigieux socialement ?
Roger Fauroux : Quand on dit étranger, bien sûr, il s'agit d'étrangers venus du Maghreb ou d'Afrique. Le problème, malheureusement, concerne la couleur de peau. Jim a raison : plus l'individu est qualifié, plus il aura de difficultés à s'intégrer. Sur un chantier de travaux publics, on trouve beaucoup de ressortissants de l'Europe du Sud. On en trouve beaucoup moins dans les grandes écoles. Il faut prendre le problème à la base, à l'école : les enfants de familles immigrées doivent recevoir des bourses, soient conseillés, pour que les meilleurs puissent s'engager dans des études longues. Ensuite, il faut veiller à ce que, à leur entrée dans l'emploi, ils soient mis à égalité avec les jeunes Français de souche.
LA NÉCESSITÉ DU RECENSEMENT ET DE LA PUBLICITÉ
Hamid : "Inventer autre chose", oui, mais que proposez-vous M. Fauroux ?
Roger Fauroux : J'ai fait un rapport pour M. Borloo dans lequel je fais un certain nombre de propositions. La première, qui me paraît essentielle, est le recensement. Il faut montrer du doigt aux responsables que notre système ne marche pas, ne favorise pas l'intégration. D'autre part, il faut faire de la publicité. Il faut que le gouvernement finance une campagne de publicité, comme une entreprise de recrutement l'avait fait, montrant que les immigrés sont des gens qui doivent et peuvent remplir de très grands services aux entreprises. Que la diversité est un enrichissement, et la discrimination, un gaspillage. Il faut aussi expérimenter le CV anonyme dans les grandes entreprises. Il faut également que dans chaque bassin d'emploi, les chambres de commerce, les unions patronales, les syndicats, les responsables d'entreprises, les fonctionnaires se rassemblent pour mettre en œuvre des mesures anti-discrimination. Cela existe dans un petit nombre de régions de France, et cela marche.
C'est au niveau territorial, décentralisé, que les choses ont le plus de chances de fonctionner. Et de manière générale, il faut perfectionner les procédures d'embauche. Il faut évaluer les compétences, l'expérience, la motivation d'un candidat à l'emploi plutôt que recruter à la tête du client. Il y a une tendance beaucoup trop grande de la part des recruteurs à faire jouer des facteurs subjectifs. Il y a un effort qui est en train de se développer pour que ce soit les "habiletés", c'est-à-dire les compétences réelles, qui soient évaluées, et non le nom ou la couleur de la peau. Le rapport que nous avons remis à M. Borloo est sur Internet et peut donc être consulté facilement.
Faseyo : Comment dépister efficacement les discriminations en vue de les sanctionner ?
Roger Fauroux : Il faut que la Halde, qui a été instituée pour cela, ait des moyens et les exerce. C'est-à-dire qu'elle doit faire des enquêtes chaque fois qu'elle est saisie d'un cas de discrimination et, si elle le juge nécessaire, faire appel aux juges. Et il faut que les magistrats, qui, jusqu'à maintenan,t n'ont pas manifesté beaucoup de zèle dans la poursuite des délinquants, considèrent que c'est l'une de leurs priorités, au même titre que les autres délinquances.
Elo : La Halde dispose-t-elle de moyens suffisants pour lutter contre les discriminations à l'embauche ?
Roger Fauroux : La Halde débute. Elle doit avoir un mois d'existence. Et j'espère qu'on va lui donner des moyens. On peut considérer comme un bon signe que le président de la République ait tenu à mettre en place personnellement la Halde et à présenter son président, Louis Schweitzer, ancien président de Renault.
Babybarn : Aux discriminations ethniques se surajoutent tout un ensemble de filtres tout aussi insidieux (apparence physique, sexe, âge, comme l'a montré Jean-François Amadieu). Est-ce un mal typiquement français ?
Roger Fauroux : Malheureusement non. C'est un phénomène qui existe dans tous les pays et qui s'appelle la peur de l'étranger. Et l'expérience montre qu'aucun pays européen ne mérite vraiment d'être cité en exemple. Je pense d'ailleurs que quoi qu'on puisse dire, les Américains, à leur manière, ont mieux réussi que nous. Il est symptomatique que le deuxième personnage de l'Etat, Condoleezza Rice, soit noire, et que le précédent secrétaire d'Etat, Colin Powell, était un général également issu de la communauté noire. Nous n'avons aucun représentant des communautés d'immigrés qui, en France, ait atteint ce niveau de responsabilité. Et quand on regarde la télévision américaine, ou même anglaise, on voit beaucoup plus de visages"exotiques" qu'à la télévision française. Je crains malheureusement que nous soyons un peu plus mauvais que les autres...
LES DIFFICULTÉS DE L'ÉTAT FACE À CE PHÉNOMÈNE DE SOCIÉTÉ
Pixie : Votre plan propose beaucoup d'études et de communication, mais peu d'action. Et de préférence décentralisée. L'Etat ne peut-il pas prendre lui aussi ses responsabilités ? Non pas seul mais en tant qu'acteur parmi d'autres. En étant aussi un exemple en tant qu'employeur ?
Roger Fauroux : Ce que nous avons voulu dire, c'est que les discriminations sont un phénomène de société fondé sur des représentations, des tabous, des angoisses, des soupçons, bref, toute une série de phénomènes sociaux, psychologiques, sur lesquels l'Etat n'a pas beaucoup de prise. La preuve, c'est que nous avons un arsenal législatif et réglementaire très étoffé, mais il ne fonctionne pas. Il y a deux secteurs sur lesquels l'Etat a une prise, donc une responsabilité : le premier concerne le recensement, dont nous avons parlé. Je pense que le gouvernement doit négocier avec la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés) des procédures qui permettent à la fois de savoir quelle est la situation réelle en France, de manière chiffrée, et d'autre part, bien sûr, de préserver les libertés individuelles.
Et il y aussi un aspect des choses sur lequel l'Etat pourrait agir, ce sont ses propres salariés, les fonctionnaires. Or il suffit de pénétrer dans un ministère ou une préfecture pour se rendre compte que les immigrés, quand il y en a, remplissent les fonctions les plus subalternes et sont peu nombreux dans les étages supérieurs. Donc l'Etat, pour donner l'exemple, doit installer dans des postes de responsabilité à l'intérieur de l'administration des gens issus de l'immigration. Je dois dire qu'il a commencé à le faire en ce qui concerne le gouvernement lui-même, puisque nous avons aujourd'hui deux ministres issus de l'immigration nord-africaine, M. Azouz Begag et M. Mekachera, et c'est un phénomène que malheureusement on n'avait pas vu depuis le général de Gaulle, soit depuis une bonne quarantaine d'années.
Mourad : Quels sont aujourd'hui le rôle et les moyens d'action du ministre délégué à l'égalité des chances (Azouz Begag), quant à ce problème de la discrimination à l'embauche ?
Roger Fauroux : Il est membre du gouvernement, ministre délégué auprès du premier ministre ou auprès de M. Borloo, il a donc tous les pouvoirs. Il a en particulier le pouvoir de veiller à ce que la Halde assume ses responsabilités.
Guimbarde : Et les médias, où sont-ils ? Ne participent-ils pas à la formation de ces angoisses, ces inquiétudes, voire indirectement au refus de régler ce problème d'embauche ?
Roger Fauroux : Je crois que c'est une bonne remarque. C'est vrai que les médias jouent un rôle très important dans la formation de l'opinion. Un rôle plus important que celui que peut jouer le gouvernement, dont les moyens sont limités et qui, jusqu'ici, ne s'est pas beaucoup intéressé à ce problème. Certains médias préfèrent mettre l'accent sur les incidents violents qui ont lieu dans les banlieues. Je préside un jury alimenté par des fonds privés et qui décerne chaque année quarante bourses d'enseignement supérieur à des jeunes issus des banlieues, élevés dans des familles très démunies, pour une large part de familles immigrées, et qui ont eu une mention"très bien" ou "bien" au bac. Les médias ne parlent pas beaucoup de ces jeunes immigrés. Les médias pourraient donner l'exemple en recrutant également parmi les journalistes, en particulier ceux qui apparaissent sur les écrans de télévision, des personnes issues de l'immigration. Or tout le monde constate qu'ils sont vraiment rarissimes.
Pkoipa : Les clients des entreprises sont souvent cités par les managers ou autres pour justifier la discrimination à l'embauche. Ne devrait-on pas agir envers ces fameux clients ?
Roger Fauroux : Je crois que ce sont des alibis. C'est plutôt l'inverse qui serait vrai. Je connais des responsables de grandes surfaces installées dans des banlieues et qui jugent plus astucieux d'avoir des personnes originaires du Maghreb à leurs caisses, précisément parce qu'une bonne proportion de leur clientèle vient du Maghreb. Une entreprise proche des clients a intérêt à avoir un personnel identique à ses clients.
Elo : Quelle population est touchée par ces discriminations ? Comment réagit-elle ?
Roger Fauroux : Il y a deux manières de réagir : ceux qui avalent les affronts et redoublent d'efforts. Ce sont les jeunes que je citais tout à l'heure et qui obtiennent de bons résultats au bac. Et il y a ceux qui réagissent très violemment à cette exclusion et qui cherchent au contraire à se ré enraciner dans un islam fondamentaliste, en rejetant la société occidentale.
Hamid : Maintenant que vous avez remis votre rapport, quel va être votre rôle sur ce dossier à l'avenir ?
Roger Fauroux : Personnellement, j'ai remis mon rapport, mais je considère que c'est un combat qu'il faut poursuivre. C'est-à-dire que je suis tout à fait décidé à utiliser le réseau que je peux avoir, la connaissance que j'ai acquise du dossier, pour essayer de faire avancer la solution du problème. Mais j'insiste sur le fait que je ne peux pas le faire seul. Il faut que tout le monde – les immigrés eux-mêmes, les patrons, les ministres et les médias – s'y mette. C'est d'ailleurs ce que nous sommes en train de faire en ce moment même.
Nous sommes à un moment très important. Pendant des années, des dizaines d'années, on a ignoré ce problème, et maintenant il est devenu énorme. Et je crois que pour la première fois, l'opinion se rend compte qu'il faut trouver une solution. Et nous n'avons pas beaucoup de temps. L'Histoire avance vite, les hommes et les femmes sont très impatients, et je me félicite que le gouvernement ait enfin considéré le problème des discriminations comme une priorité nationale.
Chat modéré par Constance Baudry et Fanny Le Gloanic
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