Contre le racisme… et ses manipulations
La publication du rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur la lutte contre le racisme (CNCDH) est devenu un rendez-vous attendu : les statistiques et les commentaires que cet organisme respecté livre chaque année au public éclairent en effet une des questions qui taraudent la France contemporaine.
Encore faut-il prendre le temps de s’y plonger : le rapport publié le 22 mars 2005 (1) est un document de 856 pages composé de trois parties. La première, outre le « bilan des actes racistes, antisémites et xénophobes en 2004 », comporte des chapitres consacrés aux discriminations, au bilan de l’action judiciaire, à l’état de l’opinion publique, aux mesures prises et à l’action des associations (2). La deuxième traite de la propagande raciste sur Internet, fournit une série de données chiffrées (manifestations de racisme, condamnations prononcées, détail du sondage BVA) et propose des avis d’experts (3). Et la troisième présente l’activité de la commission.
Incompétence ou mauvaise foi ? Avant même d’avoir pris connaissance de cette somme, télévisions, radios et quotidiens en ont donné une version non seulement tronquée, mais faussée. Libération (4) a battu tous les records en affirmant, tour à tour, que l’antisémitisme « est beaucoup plus virulent que le racisme, essentiellement antimaghrébin » et que « les juifs seraient, eux, largement victimes des Maghrébins ». L’éditorial de Gérard Dupuy affirmait même que le rapport de la CNCDH « attribue la montée des actes antisémites aux jeunes Maghrébins ». Autant de contresens, sur lesquels il convient de rétablir l’information.
Tout tourne, comme chaque année, autour du choix de la catégorie la plus significative de l’évolution du racisme. Traditionnellement, la CNCDH en utilise deux : d’une part les « violences » et d’autre part les « menaces ». Si toutes deux éclairent une dimension du racisme, la première s’avère évidemment plus précise et concerne des faits plus graves. Comment, par exemple, mettre sur le même plan un courrier anonyme ou une insulte antisémite et une attaque contre une synagogue ou un rabbin ? A titre indicatif, le rapport précise, page 56, que, parmi les 770 « violences et menaces antisémites » recensées en 2004 figurent... 483 graffitis. Dont on aurait tort, évidemment, de minimiser la nuisance. Mais une obscénité sur un mur ou un pupitre n’a rien de commun avec une agression. Ces nuances n’ont pas empêché la plupart des médias de ne commenter, pêle-mêle, que les statistiques additionnées des deux catégories.
Une telle addition indique, certes, une tendance : en l’occurrence, avec 1 565 faits en 2004 contre 833 en 2003, soit + 88 %, elle souligne que les expressions du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie ont quasiment doublé en un an. Cette poussée se traduit, au-delà des violences proprement dites, par un « climat » de haine banalisée qui peut, dans certains quartiers, collèges et lycées, prendre des proportions inquiétantes. Mais, si l’on entend cerner au plus près le phénomène dans sa globalité, de toute évidence mieux vaut avoir recours aux seules « actions violentes ». Même ce faisant, on aurait d’ailleurs tort de prendre les chiffres au pied de la lettre. Secrétaire général du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Haïm Musikant observait à juste titre à propos des violences antijuives : « Comme les plaintes sont mieux considérées qu’autrefois, que la police est plus mobilisée pour retrouver les agresseurs, et la justice pour les condamner, les gens victimes d’agressions hésitent moins à déposer plainte. » Ce n’est pas le cas, loin de là, de la plupart des Maghrébins, ne serait-ce qu’en raison de l’impression moins chaleureuse qu’ils conservent, pour des raisons évidentes, de l’accueil des commissariats…
Que nous apprend le rapport de la CNCDH sur les « violences » recensées en 2004 ?
- que le nombre d’« actions violentes racistes et xénophobes », qui avait quadruplé en 2002, est retombé de 119 cette année-là à 92 en 2003, mais remonté à 169 en 2004, soit une augmentation de 83 % (page 35), les actes recensés en Corse en représentant, pour la première fois, moins de la moitié. Le rapport parle au sujet des actions racistes de « niveau sans précédent depuis ces dix dernières années » (page 37) ;
- que le nombre d’« actions violentes antisémites », qui avaient sextuplé en 2002, est retombé de 195 cette année-là à 127 en 2003, mais remonté à 200 en 2004, soit une progression de 57 % (page 51), que le rapport qualifie d’« augmentation notable » ;
- que 67 de ces dernières seraient imputables à des « Arabo-Musulmans », soit 34 % du total (page 52). Dans son intervention (page 424), Jean-Christophe Rufin estime à « 30 % » les acteurs « issus de l’immigration, mais pas forcément maghrébine, avec la présence de Noirs et d’Antillais ». On notera en outre que, même s’agissant des « menaces antisémites », seules 25 % d’entre elles seraient le fait d’« individus originaires des quartiers sensibles » (page 57) ;
- que l’extrême droite, trop vite enterrée par certains analystes, est impliquée dans 7 % des « actions violentes » antisémites (page 52) et 23 % des « actions violentes » antiarabes ou antimusulmanes (page 34). Elle joue un rôle majeur dans les profanations de cimetières et de lieux de culte, dont la multiplication caractérise l’année 2004 - on en a compté 65, dont 32 antisémites et 33 islamophobes (page 28). Et le rapport ajoute d’ailleurs : « Les menées strictement islamophobes (…) représentent 21 % de la violence raciste globale en 2004 contre 15 % en 2003 et 12 % en 2002 » (page 35).
Ajoutons que la montée de cette islamophobie ne touche pas, hélas, que la France (5) : un rapport de l’association International Helsinki Federation for Human Rights vient d’établir une première analyse, pays par pays (6), des discriminations ainsi que des attaques, verbales comme physiques, que subissent les vingt millions de musulmans présents dans l’Union européenne élargie. Voilà qui, estime l’association, « menace de saper les efforts faits pour promouvoir l’intégration ». Et d’ajouter : « Le fait que les musulmans aient fait de plus en plus l’expérience de l’hostilité, de la discrimination et de l’exclusion depuis le 11-Septembre risque d’accroître leur sensibilité à la propagande d’organisation qui défendent des méthodes violentes pour protester contre les injustices subies. »
Il suffit de penser à la dérive d’un Dieudonné pour s’en convaincre à nouveau, si nécessaire : rien n’est plus absurde qu’une « concurrence des victimes » - selon le titre du beau livre du chercheur belge Jean-Michel Chaumont (7).
L’émotion profonde suscitée par la recrudescence, depuis cinq ans, des violences antijuives est bien sûr légitime, dans un pays où l’antisémitisme a contribué à la déportation de 76 000 juifs, dont seuls 2 500 ont survécu. Un demi-siècle plus tard, les violences antijuives ne s’appuient heureusement plus - contrairement aux violences antiarabes ou antimusulmanes - sur un courant politique de masse, l’antisémitisme comme idéologie s’étant marginalisé : si 90 % des sondés se disent prêts à élire un président de la République juif, ils ne sont que 36 % à affirmer la même chose d’un musulman (8). Raison de plus pour ne pas se laisser entraîner par l’émotion, aussi légitime soit-elle, à incriminer globalement une catégorie de jeunes, ni à minimiser les autres formes de racisme. Parce que tels ne sont pas les enseignements des faits recueillis et analysés par la Commission. Mais aussi parce que cela nuirait profondément à la nécessaire riposte.
Qu’on se souvienne de l’affaire Phinéas, qui, après celle du RER D, apporta la pire démonstration - par l’absurde - des dangers d’une médiatisation unilatérale et spectaculariste des violences antisémites : ce jeune néonazi, ayant attaqué des Maghrébins à coups de hachette sans faire parler de lui, décida, en août 2004, de profaner 63 tombes d’un cimetière juif de Lyon… et obtint effectivement la publicité qu’il attendait !
Sauf à glisser vers l’idéologie de ceux qu’on prétend combattre, il faut refuser de hiérarchiser les racismes – donc, qu’on le veuille ou non, les êtres humains. Il n’y a pas d’autre voie que de combattre tous les racismes – en tenant compte, bien sûr, des spécificités de chacun – et de rassembler ainsi toutes les forces démocratiques autour de toutes les victimes de tous les racismes. Qu’il soit dirigé contre les juifs, les Arabes, les musulmans, les Noirs ou les Tziganes, le racisme est également condamnable et doit être également combattu.
Dans les manipulations dont son rapport a été l’objet, la Commission porte une part de responsabilité : la synthèse qu’elle-même en a rédigée comportait certaines des confusions que nous venons de souligner. Mais il y a plus. Certes, l’an dernier, le rapport se livrait à une étude révélatrice de la dégradation de l’image de l’islam, dont 66 % des sondés avouaient une perception « négative (9) ». De même, cette année, il consacre un chapitre entier, confié aux associations, aux discriminations dont sont notamment victimes les enfants de la colonisation. On sent toutefois une difficulté, voire une réticence – et pas seulement à la CNCDH – à prendre pleinement en compte la perception de centaines de milliers de jeunes Français issus de l’immigration, qui vivent au quotidien ce « deux poids deux mesures » comme une véritable violence raciste. Le sait-on ? Les jeunes Arabes des quartiers ont par exemple six fois moins de chances – avec une lettre de motivation et un cv identiques - d’obtenir un entretien d’embauche ; et surtout 50 % des jeunes des cités connaissent le chômage, soit le double de la moyenne nationale. Et n’oublions pas ce qu’écrivait Amnesty International dans son rapport 2003 sur la France : « Les cas de brutalités policières ont été le plus souvent liés à des contrôles d’identité (…) le plus souvent pratiqués dans des quartiers dits “sensibles”, dont une grande partie des habitants sont des jeunes d’origine non européenne. »
Au journaliste de L’Humanité (10), qui, au lendemain de la parution du rapport de la CNCDH, lui demandait si la France devenait raciste, la chercheuse Nonna Mayer répondait : « C’est la tendance inverse qui s’exprime ! (…) depuis plusieurs années, lentement mais sûrement, on voit décroître les opinions de rejet à l’égard de toutes les minorités. Jamais les Français n’ont eu, dans leurs opinions, une attitude aussi sévère à l’égard des actes racistes. »
Avec les réserves d’usage qu’appellent les sondages, comment ne pas se réjouir des indications fournies par l’enquête réalisée par l’institut BVA auprès de 1 036 personnes, fin novembre 2004, pour la Commission ? Si on les ajoute, le racisme et l’antisémitisme arrivent au troisième rang (11) des craintes des sondés (cinquième rang en 2002) ? Et pour cause : 90 % d’entre eux (+ 3 % en un an) estiment le racisme très répandu en France. Et 67 % (59 % en 2002) pensent en conséquence qu’« une lutte vigoureuse » contre lui « est nécessaire ». D’autres réponses révèlent, de surcroît, une volonté croissante de répression des propos (12), des propagandes, des actes antisémites et, à un moindre degré, antiarabes ou simplement discriminatoires.
Cette prise de conscience est d’autant plus réjouissante qu’elle s’accompagne d’une diminution des préjugés affichés (pages 113 à 142 et 347 à 407) : 89 % des sondés (sans changement par rapport à 2002) estiment que « les Français juifs sont des Français comme les autres » et 77 % (+3 %) portent un jugement similaire sur les Français musulmans. Concernant les travailleurs immigrés, 81 % (+ 7 %) pensent qu’ils « doivent être considérés ici comme chez eux puisqu’ils contribuent à l’économie française » ; 74 % (+ 7 %) que « leur présence est une source d’enrichissement culturel » ; et 56 % (+ 6 %) qu’« il faudrait donner le droit de vote aux élections municipales pour les étrangers non européens résidant en France depuis un certain temps ».
Le sondage de BVA indique aussi une sensibilité plus vive, mais toujours inégale, aux discriminations : 68 % des personnes interrogées estiment « très grave » de refuser l’embauche d’un Noir qualifié à un poste (61 % dans le cas d’un Maghrébin) ; 60 % de ne pas louer un logement à un Noir (48 % pour un Maghrébin) ; 59 % d’interdire l’entrée d’une boîte de nuit à un Noir (47 % pour un Maghrébin)…
D’autres questions suggèrent, à long terme, une confiance majoritaire et croissante dans le « vivre ensemble » des personnes d’origine et de religion différentes. Et 80 % (contre 16 %) affirment qu’« on juge aussi une démocratie à sa capacité d’intégrer les étrangers »… Contradictoirement, seuls 47 % (contre 46 %) pensent qu’« il faut faciliter l’exercice du culte musulman », et, encore plus bizarrement, une majorité (47 % contre 43 %) refuse même de « faciliter la formation d’imams français »… Il faut dire que 35 % des sondés perçoivent négativement la religion musulmane, 21 % la religion juive, 17 % le protestantisme et 16 % le catholicisme. Pis : 41 % affirment qu’il y a « trop » d’étrangers/immigrés en France (13) …
C’est dire le chemin parcouru… et celui qu’il faut encore faire. Ensemble.
Dominique Vidal, Le Monde diplomatique, 30 mars 2005
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