samedi, avril 23, 2005

Les résidents extracommunautaires et la Constitution européenne

Le développement d'une citoyenneté européenne est un fait décisif pour le sort des résidents extracommunautaires. C'est elle, désormais, qui servira de référence pour déterminer leur statut juridique. Elle représente aussi, par opposition à la citoyenneté nationale, l'unique voie vers une démocratie ouverte.

Pour atteindre cet objectif, la Constitution européenne doit marquer un progrès dans la reconnaissance des résidents extracommunautaires : dans leur droit à l'équité d'abord, à la citoyenneté ensuite. Mais ces avancées politiques exigent d'abord que l'Europe fasse plus et mieux pour, simplement, accepter les étrangers qui la rejoignent. A ces conditions seulement, l'Union sera vraiment en mesure de conduire des politiques dignes de sa Charte des droits fondamentaux.

LA CONSTITUTION EUROPÉENNE : UN PAS VERS L'ÉQUITÉ

L'antiracisme gravé dans le marbre

La reconnaissance des étrangers commence par la condamnation explicite du racisme et de la xénophobie. Sur ce point, l'article III-257 de la Constitution pose des fondements clairs : l'Europe y est proclamée « espace de liberté, de sécurité et de justice », et sous cette invocation sont placées des mesures de prévention et de lutte contre le racisme et la xénophobie. Ces derniers y sont même assimilés à la criminalité. La Constitution européenne fait donc de l'antiracisme un domaine à part entière, où s'exerce l'une de ses vocations essentielles.

Au-delà de la xénophobie, les résidents extracommunautaires sont concernés par l'interdiction des discriminations en général. A cet égard, la Constitution inclut la Charte des droits fondamentaux, et donc son article concernant la non-discrimination (II-81) : « Est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l'appartenance à une minorité nationale (…). » Toutefois, ce principe proclamé n'est qu'une règle directrice pour le droit de l'Union, il ne s'impose pas aux législations nationales. Il témoigne donc d'une Europe consciente de sa diversité, mais sa portée apparaît tout à fait limitée.

Vers des lois européennes contre les discriminations

C'est un peu plus loin que la Constitution pose les bases d'une législation qui s'impose aux Etats. Elle se montre volontariste. Dans un secteur aussi sensible que l'emploi, la Constitution autorise l'Union à « soutenir et compléter l'action des Etats membres » dans le domaine des « conditions d'emploi des ressortissants des pays tiers se trouvant en séjour régulier sur le territoire de l'Union » (art. III-210-1-g). En général, la partie III, « les politiques et le fonctionnement de l'Union », consacre tout son titre II au couple « non-discrimination et citoyenneté ». L'article III-124, en particulier, reconduit l'article 13 du traité de Maastricht : il permet au Conseil européen de voter une loi établissant « les mesures nécessaires pour combattre toute discrimination fondée », entre autres, « sur la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions ». Il rend aussi cette décision plus démocratique en associant le Parlement européen à la décision du Conseil. Des mesures d'harmonisation et des lois à l'échelle européenne peuvent ainsi être prises à l'unanimité. L'objectif du vote à la majorité qualifiée reste donc d'actualité : pourquoi, en effet, ne pas adopter cette procédure plus facile pour les mesures contre la discrimination, comme le demande la Plate-Forme sociale européenne ?

Dans son ensemble, la Constitution renforce le principe d'égalité de traitement et l'applique d'abord à l'Union européenne elle-même, l'obligeant à être « équitable à l'égard des ressortissants des pays tiers » (selon les propres mots de l'article III-257-2) sur des terrains aussi critiques que l'emploi ou l'immigration. Mais combattre les discriminations ne suffit pas à faire avancer la démocratie : il ne s'agit pas seulement de lutter contre les inégalités, il faut surtout agir pour l'égalité. C'est là que la question de la citoyenneté devient cruciale.

LA CONSTITUTION EUROPÉENNE FACE AUX RÉSISTANCES DES NATIONS

Pour les résidents extracommunautaires, un meilleur statut, une véritable reconnaissance passent par la citoyenneté pleine et entière. Or, sur ce point essentiel, la Constitution ne rompt pas avec la conception traditionnelle de la citoyenneté. Des progrès vers l'ouverture et l'égalité sont pourtant possibles, comme le montre notre analyse de « la citoyenneté européenne comme démocratie à construire ».

La citoyenneté européenne proclamée, mais bloquée

La citoyenneté européenne est définie à l'article I-10. Il ne fait aucune place au résident légal : « Toute personne ayant la nationalité d'un Etat membre possède la citoyenneté de l'Union. La citoyenneté de l'Union s'ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. » La Constitution lie toujours la citoyenneté européenne à la possession de la nationalité d'un Etat membre. Pour les résidents issus de pays tiers, le droit de vote aux élections européennes n'est donc toujours pas à l'horizon. Portant la marque d'une inspiration conservatrice, la citoyenneté inscrite dans la Constitution ne représente pas un nouveau modèle de citoyenneté ouverte.

La démocratie rencontre ici un point de blocage qui nous semble aller à l'encontre de l'évolution actuelle. Or, en avançant à contre-courant des opinions et des pratiques de la société, la Constitution risque de laisser s'aggraver les inégalités entre les personnes qui vivent et travaillent sur le territoire de l'Union. Certes, l'article II-105 rend possible aux résidents légaux de circuler librement : « La liberté de circulation et de séjour peut être accordée, conformément à la Constitution, aux ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire d'un Etat membre. » Mais, au moment même où l'apport économique des migrants devient une nécessité, où la libéralisation du marché intérieur européen requiert l'égalité et la mobilité des agents économiques, où la non-discrimination et l'égalité de traitement sont promues avec succès partout en Europe, les résidents légaux durablement installés doivent se contenter d'une liberté (conditionnelle) de circulation. Il y a plus grave : ils voient l'écart se creuser avec les nationaux des Etats membres, qui possèdent désormais une citoyenneté de plus. L'égalité des personnes en droit, affirmée par la Charte des droits fondamentaux de l'Union, subit une distorsion.

Une contradiction que la Constitution doit dépasser

En restant attachée à la citoyenneté nationale, cette vision de la citoyenneté paraît donc en porte-à-faux avec le reste de la Constitution. En définissant la citoyenneté européenne comme elle le fait, la Constitution ne va-t-elle pas à l'encontre de ses propres principes ? D'une part, en donnant une valeur constitutionnelle à la Charte des droits fondamentaux, l'Union se place sous l'égide « des valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d'égalité et de solidarité » (II, Préambule). D'autre part, elle proroge à l'égard des résidents extracommunautaires un ordre à deux poids et deux mesures. Certes, cette citoyenneté européenne parachève la liberté de circulation et définit un espace de droits homogènes à l'intérieur des frontières de l'Union. Mais alors, être à l'intérieur des frontières de l'Union, ce n'est pas y résider, y travailler et y vivre, immergé dans la société européenne, c'est être rattaché à un Etat membre par le lien de la citoyenneté nationale. L'universalité de la démocratie européenne s'arrête au pied de l'ordre symbolique de l'appartenance. La véritable frontière, toujours intacte, c'est le cercle métaphysique qui sépare « nous » et « les autres ». Par la grâce des institutions, des droits universels s'attacheraient à « nos » ressortissants, mais ne vaudraient qu'à moitié ou pas du tout pour les « autres ». En s'arrêtant à la citoyenneté traditionnelle, la Constitution entrave sa propre marche vers une société intégratrice, conforme aux objectifs qu'elle a elle-même fixés à l'Union.

ACCEPTER LES EXTRACOMMUNAUTAIRES : UN DÉFI URGENT POUR LA CONSTITUTION

Malgré l'instauration d'une citoyenneté européenne, le résident extracommunautaire demeure inférieur en droit et en fait. De même, la Constitution dans son ensemble oriente l'Union vers une démocratie ouverte, mais certains articles visent clairement à donner à l'Union des pouvoirs restrictifs, en particulier à ses frontières. D'où cette interrogation : si les résidents extracommunautaires continuent d'être exclus de la citoyenneté pleine et entière, c'est peut-être parce que, au fond, il y a encore en Europe une certaine difficulté à accepter la réalité même des migrations.

Le fond du problème

La Constitution efface pour tous les frontières entre les Etats, mais elle renforce aussi les frontières extérieures. Selon les articles III-265 à 267, les compétences de l'Union porteront sur le « contrôle aux frontières », lesquelles feront l'objet d'une « surveillance efficace ». Cependant, comme pour compenser, ces textes prévoient aussi un « statut uniforme d'asile » : c'est un programme positif, qui rendra les situations plus claires et privera les administrations des zones d'ombre propices à l'arbitraire. Ce sera le rôle de la société civile européenne d'empêcher que ce statut soit réduit au compromis minimum consenti par les Etats. Mais, de façon beaucoup plus contestable, ces articles précisent que « l'Union développe une politique commune de l'immigration visant à assurer, à tous les stades, une gestion efficace des flux migratoires » (III-267-1). Y a-t-il un objectif plus opposé à une Europe vraiment ouverte ? Faut-il laisser, sous prétexte de « gestion efficace », cet article 267 offrir aux gouvernements nationaux la possibilité de quotas ? D'une façon encore plus significative, le même article place parmi les buts de cette politique « la prévention de l'immigration illégale et de la traite des êtres humains » : rapprochement aussi expéditif que partiel. Bref, il s'agit toujours, dans l'esprit de la future Constitution, de contrôler avec de plus en plus de rigueur ceux qui bénéficieront de plus en plus de libertés.

Les personnes en séjour irrégulier et les promesses de la Constitution

La Constitution, on l'a vu, accorde deux statuts différents aux citoyens européens et aux résidents de longue durée. Mais elle va plus loin : elle opère une distinction tranchée entre les résident légaux et ce qu'elle appelle, abstraitement, l'« immigration illégale ». Les migrants en situation irrégulière ne sont mentionnés que pour être combattus. En fait, ces intentions affirmées pour l'avenir sont sans rapport avec la réalité bien présente des personnes en séjour irrégulier. Celles-ci se caractérisent en effet d'ores et déjà par la diversité de leurs situations et par la fragmentation de leurs statuts, souvent confus et aléatoires. En particulier, une attention bien plus grande doit être prêtée aux nombreuses personnes établies illégalement après avoir été admises légalement. Leur cas démontre en effet les défaillances d'une politique trop simple de contrôle aux frontières. Ces personnes continuent d'être considérées en transit et demeurent privées de droits sociaux. Une législation incohérente les place dans un vide juridique doublé d'un déni de droits fondamentaux. La législation répond ainsi par le flou et le silence à une réalité qu'elle peine à admettre. Sur de telles situations concrètes, on est en droit d'attendre que les mesures de Bruxelles tiennent les promesses de la Constitution.

CONCLUSION

En effet, au-delà de ces réticences, la Constitution prend, au nom de l'Union, l'engagement explicite de se montrer généreuse et respectueuse de la dignité de chacun. Et l'Europe est en mesure d'apporter une réponse unifiée et équitable à la fragmentation nocive des législations nationales. Imparfaite et prometteuse, telle apparaît aussi sa nouvelle Constitution. Malgré cette ambiguïté, notons que l'Union laisse la discussion ouverte. Et de fait, à nos yeux, le débat est plus que jamais nécessaire.


ParSamir Djaiz, président de la Plate-Forme migrants et citoyenneté européenne, directeur des programmes communautaires à Facem-Repere

Le Monde du 21 avril 2004

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