Dick Howard, professeur de philosophie politique à l'Université d'Etat de New York
Les Américains sont spontanément antiétatistes, pas les Français
LE MONDE | 13.05.06
e durcissement des lois sur l'immigration est à l'ordre du jour en France, mais aussi aux Etats-Unis. Le débat se pose-t-il dans les mêmes termes politiques ici et là-bas ?
Aux Etats-Unis, contrairement à la France, les hommes politiques hésitent à aborder frontalement ce thème, parce qu'il divise les camps. Chez les Républicains, il y a certes une aile populiste qui critique l'immigration - sans parler du grand capital, qui s'en moque parce qu'il délocalise sa production en Chine ou en Inde -, mais il y a aussi les patrons de PME qui ont besoin de la main d'oeuvre disponible et bon marché qu'apportent les travailleurs immigrés. Du côté Démocrates, c'est encore plus compliqué. Comme nous sommes un pays d'immigration, en principe les portes doivent être ouvertes. Mais l'immigration mexicaine est différente des précédentes parce qu'elle reste en contact avec son pays d'origine. Elle va donc être plus lente à apprendre l'anglais, à se mélanger avec les autres composantes de la population.
Beaucoup de gens ont été choqués de voir flotter des drapeaux mexicains dans les manifestations commencées en Californie début avril et qui ont culminé dans tout le pays le 1er mai. Certains Démocrates craignent aussi que le jardinier mexicain - l'équivalent du plombier polonais - ne fasse concurrence aux Noirs qui sont au bas de l'échelle sociale et qui constituent leur clientèle électorale. Ce qui est en train de changer, c'est l'attitude des syndicats. Pendant très longtemps, ils ont été anti-immigration. Aujourd'hui, ils commencent à se dire qu'il vaut mieux que les nouveaux venus soient légaux afin de pouvoir les organiser.
Comment réagit l'opinion face aux Latinos qui réclament la régularisation des clandestins ?
Comme souvent, face à un dilemme politique, les Américains cherchent refuge chez les juristes. Une réaction légaliste consiste à dire : les immigrants clandestins ont enfreint la loi, souvent en empruntant des filières "mafieuses", pour s'introduire aux Etats-Unis. On ne peut pas les récompenser en leur offrant la naturalisation.
La France est également une société d'immigration et elle aussi a du mal à l'assumer !
Je crois que la France a été un grand pays d'immigration parce qu'elle était une république laïque. L'est-elle toujours ? Regardez la crispation sur l'affaire du voile. Est-ce que la sensibilité qu'ont montrée les Français sur cette question ne reflète pas en réalité la disparition de la "foi" républicaine ? Cela m'amène à la question sous-jacente de nos sociétés : d'où vient l'autorité ? Autrefois, pour des raisons religieuses ou politiques, l'autorité venait d'en haut. Mais nos sociétés deviennent de plus en plus horizontales et ne reconnaissent pas le vertical.
Tocqueville l'avait déjà constaté en son temps : du fait de l'égalité, je ne fais pas confiance à mon prochain ; il est comme moi, et rien de plus ; en même temps, cela me donne une plus grande liberté, celle d'avoir à juger par moi-même. A ce scepticisme démocratique, qui est aussi porteur de pluralisme et de responsabilité, la politique actuelle tend à vouloir substituer l'exaltation de la volonté. En ceci les Etats-Unis de M. Bush et la France de M. de Villepin se rejoignent. J'ai interprété la réélection de George Bush en novembre 2004 comme la victoire d'une politique de la volonté, quand John Kerry incarnait une politique du jugement.
La différence est que le président américain a gagné en promettant d'exercer sa volonté, tandis que le premier ministre français...
Attendez la suite ! Le volontarisme est proche parent de l'hubris, l'ivresse du pouvoir. Le faux courage pousse l'homme politique à s'engager dans des batailles inutilement dangereuses. En un an et demi, le président Bush a dilapidé le capital que lui avait donné sa victoire et se retrouve au plus bas dans les sondages. Le cyclone Katrina, par exemple, lui a coûté cher surtout à cause du contraste entre son discours martial et l'incapacité dont il a fait preuve.
Que pensez-vous de la comparaison entre les émeutes des banlieues françaises et celles des ghettos noirs américains des années 1960 ?
C'est à la fois proche et lointain. L'impression que je retiens des nuits de novembre 2005 est que les gens protestaient parce qu'ils étaient Français et qu'on ne leur accordait pas l'intégration qu'ils méritaient. Les émeutes urbaines américaines ont embrasé les ghettos deux ou trois ans après les victoires légales du mouvement des droits civiques. Pour les émeutiers, à l'évidence, ces victoires étaient restées de pure forme. L'état d'abandon des ghettos américains était sans commune mesure avec celui des banlieues françaises, qui répondent tout de même à certaines normes de planification urbaine.
La plupart des émeutes des grandes villes américaines avaient commencé par le pillage des magasins d'alcool, parce qu'il n'y avait rien d'autre à proximité. En France aussi, il y a eu un aspect autodestructeur, mais les émeutiers s'en sont pris aux écoles, aux bibliothèques, aux gymnases. Cette rage tient peut-être au fait qu'on attend énormément de l'école en France : elle est un facteur d'intégration beaucoup plus fort que ne l'est l'école américaine. Il y a là un fil qui relie les émeutes de novembre 2005 et les manifestations de mars.
Y a-t-il une crise de la légitimité politique aux Etats-Unis comme en France ?
La question se pose en des termes très différents. En France, la crise est institutionnelle. L'affaire du CPE a montré l'affaiblissement à la fois du parlement, du gouvernement et du chef de l'Etat. Je crois que la Ve République a vécu.
Aux Etats-Unis, le maillon faible est la Cour Suprême. On ne se rend pas compte ici de l'autorité acquise et gardée par la Cour à travers toutes les vicissitudes. Dans le passé, on a vu la Cour peser tantôt à droite, quand elle essayait de détricoter le New Deal de Roosevelt, tantôt à gauche, quand le juge Earl Warren bataillait contre la ségrégation raciale.
Le rôle du judiciaire dans la vie démocratique américaine est considérable : fin 2000, par l'arrêt "Bush contre Gore", la Cour Suprême a donné la victoire au premier par cinq voix contre quatre en arrêtant le recomptage des bulletins en Floride. Et Gore s'est incliné "pour le bien de la République".
La politisation de la Cour serait un grave danger. Or les Bush père et fils ont créé un déséquilibre en y nommant des gens jeunes, qui peuvent rester en place pendant quatre décennies ! Le plus centriste des juges actuels est aussi le doyen, et il a 81 ans. L'année 2005 a été marquée par le remplacement de deux juges. Après avoir désigné en juillet John Roberts, le président Bush n'a pas réussi à faire avaliser en octobre la nomination de son avocate personnelle, Harriet Miers. Même une partie de la droite s'est braquée devant un tel copinage. Entre les deux, il y avait eu le cyclone Katrina et son étalage d'incompétence présidentielle.
175 ans après la publication du livre d'Alexis de Tocqueville De la démocratie en Amérique, on a toujours l'impression en France que la démocratie américaine est une sorte de laboratoire dont les expériences finissent par nous arriver après un délai plus ou moins long.
Au début de son livre, Tocqueville parle effectivement de la démocratie comme d'une sorte de destin qui va advenir quoi qu'on fasse. D'où la nécessité de regarder ce qui se passe aux Etats-Unis pour comprendre ce qui va se passer en France. Nos deux démocraties sont pourtant distinctes d'emblée.
En Amérique, il fallait bouter dehors l'Angleterre pour vivre libre ; en France, il s'agissait de prendre le pouvoir pour créer l'égalité et effacer les hiérarchies. La conséquence de ces points de départs différents est que les Français sont spontanément étatistes alors que les Américains sont spontanément antiétatistes, sinon toujours individualistes. On peut d'ailleurs se demander si les mouvements qui ont agité la France ces derniers mois ne traduisaient pas une aspiration déçue de prise en charge par l'Etat.
Le mot de précarité ne peut pas être interprété de la même façon des deux côtés de l'Atlantique. Bien qu'en situation de précarité, le Français jouit de soins médicaux et d'un filet de protection sociale. Chez nous, ce qui guette, c'est la maladie qu'on ne peut pas soigner faute d'argent. En France, les mouvements de novembre et de mars revenaient à dire que le problème était l'insertion plus que la pauvreté. Quand les jeunes se plaignaient de la précarité, ils déploraient un manque de solidarité. La question financière ou économique n'intervenait qu'en second : si je n'ai pas de travail stable, est-ce qu'on va me louer un appartement, me donner une carte de crédit ?
Les Français ont réalisé une sorte d'égalité dont auraient peut-être rêvé les révolutionnaires de 1789, mais on s'aperçoit qu'elle ne suffit pas. Tocqueville s'était imaginé que la démocratie allait de pair avec une égalisation des conditions. Mais finalement, dans le second volume de son livre, il conclut que la liberté est fondamentale et que l'égalité n'est utile que si elle permet d'en jouir. Les gens qui manifestaient contre le CPE ne réclamaient pas d'argent : ils refusaient une contrainte qui allait empiéter sur leur liberté.
Propos recueillis par Sophie Gherardi
Article paru dans l'édition du 14.05.06
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