samedi, janvier 28, 2006

Quelle politique d'immigration en France ?

L'intégralité du débat avec Claire Rodier, juriste spécialiste des questions d'immigration et membre du Gisti.

irikc : L'"immigration choisie" est un système utilisé par beaucoup de pays comme le Canada qui "profile" très précisément ses candidats. N'est-ce pas un bon moyen de s'assurer que l'intégration se passera sans difficulté majeure ?

Claire Rodier : Je ne suis pas sûre qu'on puisse appliquer le modèle canadien de façon universelle. Le Canada pratique en effet partiellement l'immigration choisie, mais pas seulement. Il accueille tous les ans des quotas de réfugiés par exemple, dans le cadre de ce qu'on appelle la réinstallation, c'est-à-dire des personnes sélectionnées non pas en fonction de leurs capacités professionnelles, mais au contraire, sur la base de leur vulnérabilité et de leurs besoins de protection spécifique. Je donne cette précision pour resituer le contexte canadien dans ce qu'il est, à savoir celui d'un pays qui a toujours eu et aura encore pendant très longtemps non seulement besoin de main-d'œuvre, mais aussi d'une immigration de peuplement. C'est un pays où la densité de population est extrêmement faible et où il y a des capacités d'accueil énormes, y compris en termes de besoins pour le renouvellement de la population.

On est donc dans un contexte très différent en France, où l'immigration n'est en aucun cas une nécessité en matière de reproduction de la population. Et on ne peut pas juste comparer le schéma canadien ou ce qu'a été le schéma australien pendant un moment, en disant que c'est un bon modèle pour la France. En France, on a une immigration ancienne qui est depuis pas mal d'années fondée sur sa propre existence. J'entends par là qu'une grande partie de la population immigrée qui vient en France vient parce qu'elle a déjà des liens avec la France. Soit parce qu'elle y a de la famille – c'est le regroupement familial –, soit parce qu'elle a avec la France des attaches fondées sur des liens historiques – et je pense naturellement à l'héritage et aux suites des colonisations.

Donc décider du jour au lendemain qu'on va passer à une immigration choisie, une immigration qui serait fondée uniquement sur les besoins économiques, c'est d'une certaine façon remettre en cause non seulement une tradition migratoire de la France, mais surtout remettre en cause un mode d'entrée en France qui est fondé sur le droit. Notamment le droit de vivre en famille ou, dans un autre registre, le droit à trouver une protection quand on est persécuté dans son pays. La différence entre le type d'immigration pratiqué au Canada, c'est qu'effectivement il y a de la part des autorités une volonté très forte d'intégrer les populations accueillies pour en faire des Canadiens. Ou en tout cas, des personnes qui ont les mêmes droit que les nationaux.

"UN CONCEPT D'IMMIGRATION JETABLE"

Les projets dont on a entendu parler ces derniers mois autour de l'immigration choisie s'orientent plutôt vers un concept d'immigration jetable. On va chercher les gens quand on en a besoin, on ne s'occupe pas spécialement de leur intégration, en tout cas pas sur le plan social, et quand il n'y a plus d'emplois pour eux, on s'en débarrasse. C'est en tout cas ce qui ressort de l'avant-projet de loi sur l'immigration qui circule depuis quelques jours.

Eric : On parle aujourd'hui d'"immigration choisie" mais comment faisait-on avant ? L'immigration n'a-t-elle pas toujours été choisie finalement ?

Claire Rodier : On pourrait dire qu'une grande partie de la politique migratoire de la France s'est faite sur un principe utilitariste. Et cela depuis toujours, et en tout cas depuis l'après-seconde guerre mondiale. Ça s'est fait de façon différente selon les périodes, puisque pendant tout ce qu'on a appelé les "trente glorieuses", le choix, c'était plutôt du laisser-faire. On laissait immigrer la main- d'œuvre et on laissait le patronat choisir, y compris dans les pays d'origine, la force de travail dont il avait besoin.

On ne peut pas non plus dire que l'immigration a toujours été choisie, dans la mesure où, d'une façon que les gouvernements successifs n'ont jamais anticipée, à partir des années 1970-1980, ces immigrés – qu'on a laissés venir – ont commencé à faire venir leur propre famille. Ce qui est une démarche complètement naturelle, mais que la loi française n'avait pas prévue au début. Du coup, ce processus est perçu comme une immigration subie. C'est présenté comme tel, et c'est aussi une des raisons pour lesquelles ce qu'on appelle la deuxième et la troisième générations continuent à être perçues comme des intrus. Ce qu'on a pu constater, par exemple, dans les mouvements des banlieues au cours de l'automne dernier.

Airikc : En Irlande, le gouvernement a cessé d'accorder la nationalité automatique aux enfants nés sur son sol du fait du développement d'un "tourisme de maternité" qui se terminait par un regroupement familial... N'y a t-il pas un "abus" en Irlande, en France ou ailleurs en Europe de ce principe humain qu'est le regroupement familial ?

Claire Rodier : En Irlande, l'acquisition automatique de la nationalité était inscrite dans la loi et dans la Constitution, cela n'a jamais été le cas en France : un enfant né en France de deux parents étrangers n'a jamais acquis automatiquement la nationalité française.

Deuxième chose : y a-t-il un abus du regroupement familial ? Pour moi, on ne peut pas parler d'abus accolé à la notion de regroupement familial. Le droit de vivre en famille est un droit fondamental qui est inscrit dans beaucoup de conventions internationales. Il est aussi inscrit dans la Constitution française. Le Conseil d'Etat a dit en 1978 qu'il s'appliquait aux étrangers comme aux Français. On ne peut pas considérer que quelqu'un qui est immigré durablement dans un pays pourrait se voir refuser l'application de ce droit à vivre en famille. Ou alors, on va tomber dans un système parfaitement utilitariste où on ne prend de l'immigré que ce dont on a besoin, à savoir sa force de travail, et où on ne lui reconnaît aucun droit attaché à la personne. Le modèle caricatural de ce système, c'était les Bantoustans du temps de l'Afrique du Sud de l'apartheid.

On ne peut pas concevoir un système d'immigration qui serait fondé uniquement sur l'intérêt que tire le pays d'accueil et qui ne prendrait pas en considération les besoins, les aspirations de la personne qui migre. Ou alors cela voudrait dire qu'on renonce à un certain nombre de principes.

Cécile : Quelles sont les limites imposées par l'Union européenne en matière de politique de l'immigration ?

Claire Rodier : En fait, l'UE n'a pas posé énormément de règles contraignantes à ce jour en matière d'immigration. Elle est en train de le faire plutôt dans le domaine de l'asile, avec des règles très restrictives pour l'accueil des réfugiés. Mais pour l'immigration, le consensus qui s'est établi entre les Etats membres de l'Union, ce sont plutôt des grandes lignes, pas trop contraignantes, qui laissent à chacun la possibilité d'adapter sa politique d'immigration à ses besoins, notamment en main-d'œuvre.

Ours : La politique de Nicolas Sarkozy est-elle plus répressive que celle de nos voisins européens ?

Thomas : Que pensez-vous du durcissement programmé de l'accès à la nationalité française ?

Claire Rodier : Entre les différents pays d'Europe, il est un peu difficile de faire des comparaisons dans la mesure où certains pays, comme l'Angleterre, vont se montrer très restrictifs, par exemple sur l'accès du territoire aux demandeurs d'asile, beaucoup plus qu'en France, mais où, en revanche, les conditions d'intégration, d'accès au travail pour les migrants de main-d'œuvre sont beaucoup plus ouvertes.

On considère en général que les pays les plus au sud de l'Europe (Grèce, Espagne, Italie) ont des systèmes plus laxistes, avec moins de contrôles, et donc plus de failles dans le système de vérification des papiers des étrangers. Mais ces pays peuvent avoir – en particulier l'Italie et la Grèce – des pratiques très répressives en matière d'expulsion, par exemple.

Deuxième question : ce qui est prévu en matière de nationalité actuellement, c'est un renforcement de la lutte contre la présomption de fraude. C'est-à-dire qu'on va mettre en place des délais supplémentaires avant que les personnes qui ont "vocation" à devenir français du fait de leur insertion dans la société, ou du fait surtout de leurs attaches familiales, puissent obtenir la nationalité française. Et on va être beaucoup plus regardant sur la vérification que ce ne sont pas des fraudeurs, par exemple qu'ils n'ont pas contracté des mariages blancs, uniquement pour la nationalité, ou qu'ils n'ont pas reconnu des enfants uniquement pour devenir parents d'enfants français.

Ces restrictions annoncées, ce durcissement, sont très préjudiciables à la population étrangère qui a des attaches familiales en France, parce que cela fait peser une suspicion sur l'ensemble dans le but de dépister la minorité de fraudeurs. Et faire peser la suspicion sur les conjoints de Français, les parents d'enfants français, c'est entretenir un climat de méfiance vis-à-vis d'une population qui a pourtant toutes les raisons de rester en France, et des lois comme celle qui va être présentée pour durcir l'accès à la nationalité, du coup, vont tout à fait à l'encontre de la politique d'intégration que le gouvernement prétend vouloir appliquer.

Jy : Comment mieux associer immigration et intégration, selon vous ? Quelles sont les propositions du Gisti ?

Claire Rodier : Il faut peut-être avoir une notion de l'intégration qui soit différente de celle dont on entend beaucoup parler actuellement de la part des membres du gouvernement. La bonne définition de l'intégration, ce n'est pas demander tout aux étrangers en matière d'efforts pour se conformer à la société qu'ils viennent rejoindre. L'intégration, ça marche dans les deux sens : intégrer, ça veut dire aussi qu'une société d'accueil doit se donner les moyens que les personnes à intégrer aient envie de faire partie de cette société.

Cela veut dire, par exemple, offrir l'égalité des chances à l'école, et non pas un système scolaire à deux ou trois vitesses, ça veut dire offrir la possibilité de travailler avec les mêmes chances aux enfants d'étrangers et aux enfants de Français dits "de souche". Ce n'est pas le cas aujourd'hui, où l'on a un système très inégalitaire sur le plan du travail à cause du racisme et de la discrimination.

Ca veut dire aussi ne pas donner à la population française l'impression que les étrangers ou les immigrés constituent une menace. Or le discours qui est tenu avec les propos par exemple du ministre de l'intérieur au moment des émeutes de banlieue, mais aussi les lois qui régissent l'immigration, qui sont particulièrement xénophobes au sens de rejet de l'étranger, sont exactement des anti-modèles d'intégration et sont des facteurs de désintégration qui sont difficilement rattrapables.

La proposition du Gisti, c'est d'inverser le système d'accueil des étrangers qui est aujourd'hui fondé sur la fermeture des frontières et d'avoir une vision beaucoup plus ouverte, avec en arrière-plan l'idée que la régulation des flux migratoires ne peut pas se faire à coup de murs érigés pour protéger des sociétés occidentales contre un étranger vu comme une menace.

Sanattack : La question de l'immigration a toujours été présente dans les débats entourant chaque campagne présidentielle, mais ce thème ne prend-il pas la place que celui de l'insécurité avait prise aux élections de 2002 ?

Claire Rodier : On pourrait dire que les deux marchent main dans la main, avec une alternance insécurité/immigration tout à fait entretenue par les responsables politiques. Une des preuves de ce que l'immigration est avant tout un enjeu électoral, et pas du tout une nécessité de gestion technique, c'est que la dernière loi sur l'immigration de M. Sarkozy date de tout juste deux ans et a été présentée comme une réforme de fond pour régler tous les problèmes qu'avait rencontrés M. Sarkozy à son arrivée au gouvernement.

Il apparaît qu'aujourd'hui M. Sarkozy a besoin d'engranger des voix pour la campagne qui va bientôt démarrer, et qu'une des valeurs sûres pour cela c'est le thème de l'immigration, donc il n'hésite pas à faire comme si la loi qui porte son nom n'existait pas et à expliquer que tout est à faire à nouveau.

Le monde 6 janvier 2006.

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