Par Pierre Jacquet, 9/01/2006
Migrations, développement, mondialisation
La mobilité des personnes était l’une des caractéristiques de la mondialisation au 19ème siècle, à la différence de celle que nous connaissons depuis la fin de la seconde guerre mondiale, qui a principalement reposé sur les mouvements de biens et services et de capitaux. Les coûts d’ajustement de cette « première mondialisation » en matière de répartition des revenus au détriment des emplois non qualifiés dans les pays hôtes avaient alors poussé les gouvernements à tenter d’accroître par des barrières migratoires et commerciales la « distance économique » entre les pays, enrayant ainsi l’internationalisation des économies avant même la première guerre mondiale.
Or, depuis quelques années, les flux migratoires se sont à nouveau considérablement développés. D’après le récent rapport de la « Commission globale sur les migrations internationales », les migrants représentent près de 200 millions de personnes, soit 3% de la population mondiale. Leur nombre a doublé en 25 ans. Ils représentent près de 8% de la population européenne, de 13% de la population d’Amérique du Nord et de 19% de celle de l’Australie. Près de la moitié sont des femmes. Cette dynamique migratoire est encore appelée à s’amplifier. L’apparition et la diffusion des médias modernes (télévision, téléphone et internet) dans les pays en développement y ont mis en évidence l’extraordinaire différence des conditions de vie (économiques, politiques et sociales) entre pays, alors que la baisse des coûts de transport facilite les mouvements de personnes. Les migrations représentent aussi un phénomène à « coûts décroissants » : le coût d’émigrer baisse dès lors qu’un volume suffisamment important de migrations permet la création de réseaux, dans les différents pays d’accueil, qui facilitent l’accès des nouveaux migrants et accroissent l’incitation à bouger.
Surtout, les tendances démographiques accentuent les pressions migratoires : le Nord, riche et vieillissant, a besoin de main d’oeuvre ; les pays pauvres connaissent une croissance démographique élevée et leurs économies n’offrent pas à leurs populations actives et à leurs jeunes suffisamment de perspectives d’emploi. Déjà, entre 1990 et 2000, près des neuf dixièmes de la croissance démographique en Europe était due à l’immigration. Sans ces flux migratoires, la population européenne aurait diminué de plus de 4 millions de personnes entre 1995 et 2000.
Pour éviter les errements du passé, il est urgent de penser les migrations comme un fait de la mondialisation et un aspect de la problématique de sa régulation multilatérale. Plutôt que le protectionnisme du « chacun pour soi », il faut établir des disciplines multilatérales et des bonnes pratiques, pour les migrants comme pour les pays d’origine et les pays d’accueil, avec le souci de prendre en compte les grands défis de la mondialisation, notamment les enjeux du développement. Il faut pour cela créer le corpus de connaissances nécessaire à l’élaboration d’une théorie des flux migratoires qui puisse documenter leurs déterminants et leur impact économique et social sur les pays d’origine et les pays hôtes. L’absence de ce cadre théorique est coûteuse pour l’élaboration des politiques, car elle laisse ces dernières plus vulnérables aux pressions de court terme et moins à même de construire une réponse dans la durée et sur la base d’une connaissance approfondie du phénomène. L’exemple récent de la crise des banlieues en France, et les nombreuses déclarations établissant une liaison avec les phénomènes migratoires, a confirmé que, faute d’une meilleure compréhension du sujet, il se prêtait davantage aux spéculations qu’à l’analyse et l’argumentation.
Une littérature abondante existe sur l’impact sur les pays hôtes : contribution économique des migrants, difficultés d’intégration, effets sur les salaires et les prix. L’impact sur les pays d’origine a cependant été très peu analysé. Pour remédier à cette lacune, Maurice Schiff et Çaglar Özden publient pour la Banque mondiale une importante étude sur les migrations internationales et le développement, qui présente notamment la première banque de données vraiment significative sur la « fuite des cerveaux » et en discute les différentes dimensions.
Une proportion importante des populations éduquées des pays pauvres quitte ces pays, ce qui est particulièrement préoccupant dans des domaines aussi cruciaux que la santé ou l’enseignement. Par exemple, il y aurait plus de médecins originaires du Malawi dans la ville anglaise de Manchester que dans tout le Malawi. A l’inverse, la perspective de migrer peut aussi créer une incitation à se former et à construire du capital humain. Mais comment garder le capital humain formé, ou comment bénéficier de ses retombées s’il émigre ?
Cette étude confirme aussi le rôle des transferts financiers des migrants en matière de réduction de la pauvreté et de constitution de capital physique et humain. Ces transferts ont probablement plus que doublé dans les dix dernières années pour dépasser 150 milliards de dollars selon les chiffres officiels (et sûrement bien davantage en réalité), soit plus de deux fois les volumes annuels de l’aide au développement. Ils peuvent s’interpréter comme le juste retour de la migration, et la qualité des instruments de transfert et de l’utilisation des fonds représente évidemment un enjeu déterminant pour le développement.
Ces analyses suggèrent que l’aide au développement est appelée à jouer un rôle important dans l’élaboration d’un régime multilatéral de gestion des migrations. Elle doit notamment contribuer à intéresser les migrants au développement de leurs pays et, par le « codéveloppement », permettre de mutualiser le retour sur leur capital humain. Elle peut aussi contribuer à renforcer l’efficacité des instruments de transferts disponibles et à appuyer le développement des systèmes financiers locaux (notamment par la microfinance) susceptibles de sécuriser l’épargne des migrants et de permettre son investissement dans des domaines plus diversifiés. L’aide au développement représente donc l’un des maillons de la mise en place d’une gestion ordonnée des flux migratoires, l’un des nouveaux défis multilatéraux auxquels il faut apprendre à faire face si l’on veut à la fois tirer parti du potentiel des migrations et éviter un nouveau phénomène de rejet de la mondialisation.
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